L'historien d'art britannique T.J. Clark (né en 1943) est l'une des figures les plus controversées de sa discipline. Ses trois ouvrages classiques Une image du peuple, le Bourgeois absolu et The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and his Followers, fondés sur une articulation entre social et politique, ont été parfois mal reçus et souvent ignorés, en particulier en France. La traduction du dernier, la Peinture de la vie moderne, pourtant consacré à la peinture française à la fin du XIXe siècle, n'a pas été entreprise.
La parution en 2013 de Picasso and Truth: From Cubism to Guernica (Princeton University Press) qui reprend, sous forme d'ouvrage illustré, ses six «Mellon Lectures in Fine Art» du printemps 2009 est donc un événement.
Pour T.J. Clark, Picasso a été mal servi par les critiques et historiens de l'art. «Il doit bien y avoir une raison, je pense - une raison historique - pour le caractère abominable de la plupart des écrits sur l'artiste» dit-il de manière provocatrice dans l'introduction. Pour lui, les spécialistes de Picasso inventent des stratégies pour ne pas voir Picasso - notamment en mettant l'accent sur la biographie et l'iconographie, ramenant la production artistique aux événements de la vie de l'artiste ou à la façon dont ils peuvent évoquer des symboles. Clark rejette ces deux approches. Il voit la biographie comme de la «banalité» ou de la «spéculation», et tient les iconographes dans un mépris presque équivalent.
Soulignant l'attachement de l'artiste à la devise de Rimbaud, («Je est un autre»), T.J. Clark vise une approche différente de l'oeuvre de Picasso des années vingt et trente, au cours desquelles l'artiste s'éloigne de la vision cubiste sans pour autant l'abandonner complètement. Pour Clark, le leitmotiv de production très diversifié de l'artiste - avec ses nus, ses natures mortes et ses monstres - est son souci de représentation de l'espace intérieur. L'auteur rappelle que plus tard, quand on lui demandait pourquoi il avait peint si peu de paysages, Picasso répondait qu'il n'en n'avait jamais vu! Ses intérieurs sont sa manière d'explorer le rapport de l'art à la réalité dans un monde de plus en plus dépourvu de certitudes. Clark observe que la plupart des tableaux de Picasso emploient ce qu'il appelle un «espace de la chambre», autonome, intime et en mesure de fournir un cadre pour exprimer des sentiments puissants. Ce pourrait être la base de la façon dont Picasso traite de la beauté et de la subjectivité. Un tel espace n'est pas seulement un moyen ou un véhicule, un élément de grammaire ou de structure, mais une «sémantique», la création d'un nouveau type de réalité. Cet argument culmine dans la peinture murale Guernica (1937), avec sa révision catastrophique «de l'extérieur et à l'intérieur, public et privé, la proximité et la perte des repères.»
Le livre est particulièrement convaincant sur les effets de couleur et d'échelle. L'un des chapitres, intitulé « Window » (p.113 et suivantes) évoque largement Les Trois danseuses (jeunes filles dansant devant une fenêtre) de l'été 1925 conservé à la Tate de Londres dont Picasso disait «c'est peint comme un tableau sans arrière-pensée.» Clark essaie justement de détecter les arrière-pensées de l'oeuvre, en analysant la maîtrise du travail de la couleur, et en particulier du bleu.
Clark se plait à analyser en détail les conditions complexes et radicales dans lesquelles les tableaux de Picasso ont été conçus. Le livre comporte nombre d'observations fines sur des petits détails, comme la manière dont le dos, le profil, la bouche ouverte d'une femme en extase représenté dans un tableau de 1932 est étonnamment repris par le dos, la tête, la bouche ouverte de la mère en deuil dans Guernica, peint cinq années plus tard.
Clark tente également de confronter Picasso aux écrits de Wittgenstein et de Nietzsche. Si la relation entre Tractatus logico-philosophicus et l'objet chez Picasso n'est pas sans ambiguïté, ses thèses sur la relation de Picasso à Nietzsche sont plus convaincantes. Tôt, le cubisme de Picasso a été lié à la question de la vérité visuelle, mais dans les années 1920, Picasso commence à chercher quelque chose de semblable à ce que Nietzsche caractérisa comme mensonge: une confrontation post-morale avec la réalité dans toutes ses formes monstrueuses, non filtrées. Dans des tableaux comme Trois danseuses, Picasso s'interroge de savoir comment faire entrer la fausseté dans la pièce.
Dans sa recension critique dans le TLS, intitulé « Picasso: Wizard of the real » (23 octobre 2013), l'historien d'art Jack Flam fait cependant remarquer: «je ne pouvais m'empêcher de me demander si l'utilisation de Wittgenstein et de Nietzsche pour donner un sens à la complexité de l'art de Picasso n'était pas, d'une manière perverse, un exemple encore plus extrême du type d'analyse extra-visuelle contre lequel Clark lui-même s'insurge.»
La danse, 1925 (Tate Modern Londres)