Si la légende veut que Samuel M. Kootz, marchand new yorkais arriviste et déterminé se soit brièvement servi de Pablo Picasso pour promouvoir les jeunes artistes américains dans le contexte de basculement du centre de l’art de Paris à New York après la seconde Guerre Mondiale, la relation entre les deux hommes demeure plus complexe qu’elle n’apparaît et mérite que l’on s’y attarde. Picasso n’est pas vraiment connu pour s’être laissé manipuler et même davantage pour avoir tiré habilement profit de chaque situation. L’histoire entre les deux hommes va au-delà du fameux échange de l’Oldsmobile blanche contre une peinture ; Sam Kootz offre à Picasso, récemment engagé au parti communiste français, sa première exposition personnelle aux Etats-Unis après la guerre dans un climat politique des plus tendus. Si la stratégie de Kootz était d’exposer ses poulains, les représentants du nouveau courant de l’Expressionnisme abstrait américain, aux côtés du maître espagnol pour leur apporter une légitimité artistique, l’admiration du marchand pour Picasso ne doit pas être sous estimée. On dénombre tout de même plus d’une centaine d’œuvres de Picasso vendues par le marchand, une dizaine d’expositions personnelles de l’artiste à la Kootz Gallery ainsi qu’une relation épistolaire qui – si elle semble avoir été initiée par le marchand – s’est suivie de visites régulières et cordiales sur une période de plus de vingt ans.
La date exacte de leur rencontre prête à controverse. Une récente interview avec la peintre Françoise Gilot qui partageait alors la vie de l’artiste, fait remonter la première visite de Kootz et de sa femme, Jane, à Golfe-Juan durant l’été 1946 ou 1947[i]. Le journal détaillé de Brassaï relate la première entrevue entre les deux hommes le 28 décembre 1946 dans l’atelier des Grands-Augustins à Paris. Il semblerait que cette deuxième version soit la bonne et que Sam Kootz ait rencontré Picasso seul, à Paris, avant de le voir l’été suivant dans le sud, tous deux accompagnés de leurs compagnes respectives. Relaté dans l’ouvrage du photographe Brassaï, Conversations avec Picasso, Kootz, fraîchement débarqué de l’aéroport se serait précipité chez Brassaï et l’aurait pressé de le conduire à l’artiste. Le photographe, fidèle ami de Picasso, l’emmena à l’atelier et, alors que Picasso dormait encore, ils furent accueillis par le secrétaire Jaime Sabartés : « "Encore un Américain ? Où diable l’avez-vous péché ? Je me demande si nous verrons aujourd’hui Picasso…Il a travaillé tard dans la nuit…il dort encore…" Or à peine a-t-il prononcé ces mots que des pas descendant l’escalier annoncent son arrivée…Il est radieux. Kootz a de la chance »[ii].