Derniers instants, le souvenir d’une œuvre de rupture

Derniers instants est une peinture que nous ne connaissons visuellement aujourd’hui que grâce à l’image radiographique (cat. 3, p. 68) mais au travers des dessins préparatoires conservés (cat. 4, p. 69) nous pouvons deviner l’abîme technique et conceptuel qui la sépare de ce qui sera la production picassienne immédiatement postérieure. Car, même si les thèmes morbides reparurent après la mort de Casagemas, le 17 février 1901, avec trois versions chromatiquement contraposées de ce memento mori, son traitement changea de façon radicale avec un regard rénové, passant de l’interprétation fauviste de la petite huile du Musée Picasso de Paris à la version voilée en bleu, avec de violents coups de pinceau sur une couche picturale préalable très coloriste[1].

Pendant sa deuxième visite à Paris, fin mai 1901, l’artiste allait entamer une étape qu’il affronta comme un nouveau défi, sans doute stimulé par la grande opportunité que lui offrit l’exposition à la galerie Vollard, inaugurée le 24 juin 1901. Picasso ne serait plus jamais P. Ruiz Picasso.

Pour remplir son engagement avec le marchand Vollard, Picasso dut compléter les soixante-quatre peintures cataloguées en à peine deux mois. Sa virtuosité technique lui permit d‘y parvenir en choisissant soigneusement les matériaux : économiques, faciles à transporter et surtout, au séchage rapide. C’est pour cela que le carton commercial sans aucune préparation fut le support principal et qu’il limita l’utilisation de la toile à quelques œuvres, entre autres son autoportrait (Yo Picasso), celui de son promoteur Mañach et celui de son compagnon d’exposition Iturrino[2]. De plus, la tonalité chaude du carton, sur lequel contrastaient des coups de pinceau de couleurs vives, lui donnaient une nuance de base ou demi-teinte avec laquelle il pouvait économiser de la peinture et du temps.

L’agilité est caractéristique de cette exposition, dans laquelle Picasso souligne le trait et porta à l’extrême la technique de peinture alla prima. Une exécution avec des coups de pinceau rapides et généreux en matière, lui permit de structurer ses compositions avec une grande facilité. L’artiste rentabilisa ainsi l’effort en quelques semaines, pendant lesquelles il peignit des thèmes très variés et de commercialisation facile. Parmi les œuvres invendues, certaines restèrent entre les mains de Mañach, en compensation de la mensualité stipulée de 150 francs, d’autres furent exposées dans la galerie de Berthe Weill de Paris l’année suivante, mais beaucoup furent enterrées par des peintures postérieures, confirmant le fait que Picasso conserva en sa possession un lot considérable de pièces de cette exposition.

La symphonie chromatique avec laquelle Picasso composa sa palette dans les salles de Vollard allait être éphémère. À peine terminé l’été de 1901, son coup de pinceau perdit l’énergie initiale. L’artiste abandonna les influences reçues pendant sa première rencontre avec Paris et entra dans une production de caractère intimiste caractérisé par la monochromie bleue.

Les premiers portraits que Picasso fit des recluses de Saint-Lazare illustrent ceci et confirment que la transformation ne fut pas immédiate. Des peintures telles que La femme à la coiffe répondent à une palette encore très chromatique, en dépit d’une présence significative du bleu, surtout dans le trait qui borde le visage. Le processus de changement sera progressif et comme le démontrent les nombreuses œuvres sous-jacentes découvertes, élaborées avec des couleurs vives, plein de tentatives ratées, dans lesquelles Picasso ne cherchait pas à stimuler la rétine du spectateur mais à renforcer la ligne et les volumes, tout en ajoutant une patine de transparences bleues à ses scènes[3]. Un bain de lumière bleue transforma ses surfaces, comme le ferait un projecteur filtré illuminant un espace fermé, et ses peintures, auparavant coloristes, réalisèrent une régression a ses époques de formation, dominées par la monochromie académique du dessin en blanc et noir (ills. 2 et 3). Les supports se teintèrent de cette couleur et, parfois, Picasso remplaça les fonds lumineux blancs ou clairs par du papier vernis bleu et même par des papiers teints de façon industrielle utilisés dans la papeterie (dossiers, boîtes…). Parmi les exemples figurent Nu féminin (ill. 4) et l’envers de La femme à la mèche (ill. 5). Cette limite ou cette retenue dans l’utilisation de la couleur pourrait s’interpréter comme l’un des nombreux regards que l’artiste jeta sur le passé, peut-être dans une tentative d’émulation d’un autre monstre du dessin que fut Dürer et ses productions monochromatiques sur papier bleu vénitien[4].

Dans les thèmes survit un fil conducteur principal, éloigné des sujets mondains et décoratifs de Vollard. La figure humaine acquiert maintenant une importance notable dans la présentation récurrente de couples et de figures isolées, dépouillés de tout artifice. Des figures d’une grande solidité et d’une structure initiale massive, qui se stylisent et s’allongent de façon graduelle, disposées dans ce que Barnaby Wright[5] appelle des « conceptions binaires » (cat. 12, 13 et 14, pp. 92-94).

Une séquence humaine structure ses œuvres en couples, groupes familiaux ou personnages solitaires. Dans ce voyage d’introspection dans la figure humaine, au travers du dessin comme exercice de réflexion[6], Picasso réussit à réaliser quelques grandes compositions chargées de symbolisme. Ce périple se conclut avec la grande composition de cette période, La Vie.

 

[1] Collection particulière.

[2] Ce dernier portrait ne fut pas vendu pendant l’exposition et Picasso l’utilisa, des années plus tard, pour réaliser L’acrobate à la boule, propriété du Musée des beaux-arts Pouchkine de Moscou.

[3] Un exemple est Nature morte (Paris, 1901, MPB 4.273), peinture en cours d’étude. Jusqu’à présent, il a été possible de confirmer que le fond bleu visible correspond à une couche superposée qui en cache une autre antérieure, aux coups de pinceau fragmentés et coloristes.

[4] La repasseuse, Paris, 1904 (Z. I, 248) fut exécutée au pastel avec du blanc et des couleurs secondaires complémentaires, sur un carton bleu. Picasso utilisa à nouveau comme support le papier bleu dans une série d’esquisses pour des tableaux tels que Guernica.

[5] Barnaby Wright (ed.) Becoming Picasso. Paris, 1901. Londres, The Courtauld Gallery / Paul Holberton, p.33.

[6] Dans une première étude élémentaire réalisée par l’Universitat Politecnica de Catalunya avec une réflectographie infrarouge, il fut constaté l’absence de traces de carbone dans le dessin préparatoire de la couche sous-jacente. Et il n’existe pas de croquis préparatoire car Picassso dessinait avec les pinceaux à l’huile, ce qu’il faisait de façon magistrale depuis la fin du XIXe siècle avec les pastels.

cliché Rayon X " La vie "
Pablo Picasso, étude pour "Les derniers moments", 1899-1900.
Pablo Picasso, Portrait de Jaime Sabartès (detail), 1901.
Pablo Picasso, Portrait de Jaime Sabartès , 1901.
Pablo Picasso, Femme à la mèche, 1903.
Pablo Picasso, Nu, 1902-1903.
Pablo Picasso, Couple, mars 1903.
Pablo Picasso, Homme frappant une femme, mars 1903.
Pablo Picasso, Couple, mars 1903.