Première guerre mondiale, exil et collection sous séquestre

Kahnweiler rend visite à Picasso presque quotidiennement, lui donnant des nouvelles des ventes, des articles de presse ou des demandes des collectionneurs. Cette collaboration durera jusqu’à l’exil forcé de Kahnweiler en 1914, mais concerne une période « historique » de l’œuvre du peintre et de ses amis. Le galeriste allemand dut se résoudre à quitter la France pendant la Première Guerre mondiale. « Me battre pour l'Allemagne était absolument impossible pour moi. Je me suis demandé si je devais venir en France comme volontaire, et finalement j'ai écarté cette idée-là aussi » expliquait-il en 1960 lors d’une interview radiophonique.[1]

C’est donc pendant la Première Guerre mondiale, réfugié en Suisse, qu’il laisse libre cours à ses analyses et à son plaisir d’écrire. Avec le recul et le temps dont il ne disposait pas dans sa galerie, il théorise ses choix et ses intuitions. Auparavant, à Paris, il échangeait régulièrement avec des ses deux compatriotes Wilhelm Uhde et Carl Einstein, interlocuteurs privilégiés, l’amenant à fonder « philosophiquement » certaines de ses vues novatrices et singulières sur l’art moderne.

En refusant de prendre position dans le conflit opposant Allemands et Français, il fut considéré comme un ennemi de la France, ce qui engendra la confiscation des œuvres de sa galerie fin 1914. Le décret du 27 septembre 1914 a ainsi permis de mettre « sous séquestre » les biens appartenant aux sujets allemands et austro-hongrois présents sur le territoire français. Aucun jugement ne venant en ce cas lever ces séquestres de guerre, ils conduisent in fine à des dépossessions. Au lendemain de l’armistice, il tentera en vain de récupérer sa collection.

Le stock fut alors liquidé aux enchères, le produit financier des ventes revenant aux caisses de l’État français. Ainsi, ce sont près de 800 œuvres cubistes qui furent bradées à des prix dérisoires durant les quatre « ventes Kahnweiler » qui se déroulèrent entre juin 1921 et mai 1923[2]. La France, qui veut se rembourser des dommages de guerre, s’appauvrit en réalité́, car des œuvres remarquables franchissent les frontières pour ne jamais revenir.[3] Les ventes firent grand bruit dans le milieu de l’art et celui des marchands. « L’assemblée présente à l’Hôtel Drouot était constituée de tous les marchands internationaux tels que Alfred  Flechtheim, les frères Brummer, ou Bernheim-Jeune, Paul Guillaume, d’importants collectionneurs, Alphonse Kann, la Baronne Gourgaud, André Level, Alfred Richet mais aussi les critiques d’art Maurice Raynal ou Adolphe Basler et tous les jeunes artistes de l’époque: les sculpteurs Jacques Lipchitz et son confrère Oscar Mietschaninoff, les dadaïstes André Breton, Paul Éluard, Robert Desnos, Tristan Tzara. Amedée Ozenfant et Le Corbusier, créateurs du mouvement Puriste achetaient comme consultants pour le collectionneur Raoul La Roche. »[4]

 

[1] Entretien avec Francis Crémieux, 1960, cité dans le compte-rendu Yasmine Youssi, à l’occasion de l’exposition de Villeneuve d’Ascq sur Kahnweiler, Télérama, 1er novembre 2013.

[2] Vérane Tasseau, Les Ventes de séquestre de la galerie Kahnweiler et leur réseau d’acheteurs: l’exemple d’André Breton et Paul Éluard. essai, accessible en intégralité sur www.picasso.fr. Il s’agit de la retranscription d’une conférence donnée au Metropolitan Museum of Art, New York le 29 avril 2016. Cette recherche s’inscrit dans un projet plus large sur les ventes de séquestre de la galerie Kahnweiler après la Première Guerre mondiale. Ce travail a pour but d’apporter un nouvel éclairage sur le contexte et l’organisation des ventes, et d’offrir un catalogue raisonné des œuvres cubistes passées dans ces ventes.

[3] Lire à ce sujet Julia Drost, Hélène Ivanoff et Denise Vernerey-Laplace, Arts et Politiques. Le marché de l’art entre France et Allemagne (1930–1944).

Introduction consultable sur le site internet https://books.ub.uni-heidelberg.de

 

[4] Vérane Tasseau, op.cit.