L’absence d’Eva Gouel sur la photo.

La période la plus probable reste donc la première évoquée ci-dessus : entre mi-juillet 1915 et début 1916. Même avant qu’elle entre à la clinique début novembre pour y vivre ses derniers jours, Eva était très affaiblie, comme ses lettres à son amie Fifine, épouse de Frank Haviland, ami peintre de Picasso, en témoignent[1]. Cinq lettres, conservées au Musée de Céret, sont datées entre le 28 juin et le 25 octobre 1915. Elle y donne des nouvelles de sa santé. Le 12 juillet : « Moi je ne suis pas très bien portante mais je suis heureuse, mon Pablo m’aime et me le dit. »

Huit jours plus tard, le 20 juillet : « Nous allons souvent à Montmartre voir Braque, nous avons vu Max (Jacob) hier, il est venu dîner, il a demandé après vous, et vous envoie ses amitiés. » Puis elle donne des nouvelles rassurantes sur sa relation avec Picasso, mais pas rassurantes sur sa santé : « Pablo reste un peu plus souvent avec moi, il est bien gentil et me soigne bien, car tous ces jours-ci j’ai été un peu souffrante. Mais pensez, ma chère Fifine, qu’en trois mois, j’ai maigri de deux kilos, et c’est énorme…»

Le 29 juillet, on sent qu’Eva souhaiterait que Fifine soit à Paris, proche d’elle, qu’elle a besoin d’elle. Elle donne de ses nouvelles, inquiétantes, car les symptômes s’aggravent : « Moi je ne suis pas très forte en ce moment, j’ai des étourdissements et des faiblesses, du reste je ne mange pas, j’ai beau faire des efforts, cela ne passe pas. » Et elle continue de décrire l’attention de Picasso : « Pablo est redevenu aux petits soins pour moi, il ne me laisse plus souvent seule, nous sortons tous les deux comme deux amoureux et il m’emmène dîner dans un petit restaurant avenue d’Orléans, pour que je mange mieux. Et nous allons souvent voir Braque à Montmartre. Nous voyons aussi Serge[2] tous les jours. À part cela nous ne voyons plus personne. Max est venu déjeuner hier, il s’ennuie beaucoup en ce moment parce que son confesseur ne veut plus le voir... »

La dernière lettre date du 25 octobre, trois mois après la précédente. Elle est sans doute la dernière écrite par Eva qui s’éteindra sept semaines plus tard, le 14 décembre. Elle est adressée à Céret, où Fifine a dû retourner, loin des difficultés de Paris. « Je suis si malade que je n’ai pu encore vous écrire, j’ai essayé un peu tous les jours, mais je suis si faible et je tremble tellement que vous ne l’auriez pas comprise. Je suis bien plus mal depuis que vous êtes partis et vous me manquez beaucoup, car vous savez comme je vous aime. Je désespère souvent de guérir. Pablo me gronde quand je lui dis que je ne crois pas voir l’année 1916. » Et elle a malheureusement et tristement raison. Eva pressent la fin qui approche : « Peut-être vais-je être obligée de rentrer dans une maison de santé, je n’en sais rien encore. Je ne sais pas ce qu’ils feront de moi, mais ce que je sais bien, c’est que je n’ai plus que les os et la peau. »

On devine néanmoins dans ces lettres qu’elle allait avec Picasso jusqu’à Montmartre pour rencontrer les amis. Or l’atelier de Zinoviev n’est qu’à vingt ou trente minutes à pied de la rue Schœlcher. Mais Rivera n’était pas vraiment un ami et Angelina, visiblement, ne sympathisait pas avec Eva. Picasso a donc pu aller à ce rendez-vous seul, sans Eva, trop faible, ou déjà hospitalisée. D’après une lettre envoyée par Picasso à Gertrude Stein le 9 décembre[3], elle est à la clinique depuis un mois, soit début novembre. Eva Gouel décède le 14 décembre 1915.

La photo représente donc Diego Rivera et Angelina Beloff, avec Picasso et le chien Sentinelle, dans l’atelier d’Alexandre Zinoviev. Elle a sans doute été prise au deuxième semestre 1915, voire durant les premiers mois de 1916. C’est, à notre connaissance, la seule photographie où l’on voit Rivera et Picasso ensemble.


[1] Joséphine Matamoros, Picasso – Dessins et papier collés – Céret 1911-1913, Céret, Musée d’Art Moderne de Céret, 1997 pp.364-368

[2] Serge Férat, artiste russe, qui sera, avec sa cousine la Baronne d'Oettingen, très proche de Picasso dans les derniers jours d’Eva.

[3] Laurence Madeline, Gertrude Stein – Pablo Picasso : Correspondance, Paris, Gallimard, 2005 pp.189-91

Eva Gouel avant 1915
Eva Gouel avant 1915.
photo anonyme.
Pablo Picasso, Étude pour Femme en chemise dans un fauteuil. Dessin, 1913.
Pablo Picasso, Étude pour Femme en chemise dans un fauteuil. Dessin, 1913