La complicité des débuts s’estompe petit à petit, avec le temps. D’aucuns attribuent cette distance naissante au fait qu’Apollinaire aurait été désarçonné par Les Demoiselles d’Avignon et la peinture jugée outrancière par le milieu de l’art, opinion qu’il semble partager, même s’il ne l’exprime pas ouvertement. Apollinaire passe ainsi d’une réelle fascination à un malaise devant le travail de l’artiste au point de ne plus écrire, entre 1906 et 1907, sur le sujet Picasso. On observe une longue période de silences entre les deux artistes, puis Apollinaire s’intéresse au travail de Braque et à ses recherches, réalisées conjointement avec Picasso. Ce dernier s’attelle à une œuvre moins déconcertante pour le poète, et leur relation, nullement entachée par l’incompréhension passagère de l’année 1906, reprend un rythme soutenu.
Apollinaire, désormais, est un critique d’art et critique littéraire prolifique et reconnu. Personne ne songerait à remettre en cause la justesse de ses points de vue. Proche des avant-gardes, il choisit librement les sujets de ses critiques et fait montre d’un goût souvent sûr prouvant la valeur de son jugement. Picasso le reconnaissait d’ailleurs : « Tenez, Apollinaire, il ne connaissait rien à la peinture, pourtant il aimait la vraie. Les poètes, souvent, ils devinent.[1] » Il fréquente « le milieu », les salons et les galeries, ce qui permet à Picasso, par son intermédiaire, de se tenir au courant de l’air du temps et de la perception de son travail. Après l’apparition de ce que l’on a dénommé le « cubisme » en 1911, Apollinaire redevient l’ardent défenseur du travail de Picasso, sur lequel, nous l’avons évoqué plus haut, il ne s’exprimait plus depuis Les Demoiselles. L’épisode du vol des sculptures du Louvre les rapprocha définitivement.[2] Le poète et l’artiste craignent les conséquences de cette affaire, ayant tous deux le statut d’étrangers[3], à une période peu propice à la tolérance. Les correspondances du poète révèlent ce qui signifie le statut peu enviable d’étranger sur le territoire. Apollinaire, surtout, qui avait été brièvement en prison (du 7 au 11 septembre 1911), craignait d’être expulsé. Il se confia dans ce sens à un ami, Toussaint Luca : « Renseigne-toi pour savoir où et comment et dans quelles conditions je pourrais me faire naturaliser. Que deviendrais-je au cas où l’on m’expulserait de France ? »[4]
[1] Pablo Picasso à André Malraux, cité dans André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974.
[2] Après le vol de La Joconde, Géry-Piéret, qui avait vendu des sculptures ibériques volées elles-aussi au musée à Apollinaire et Picasso, en apporta une à Paris-Journal, montrant ainsi qu’il était aisé de s’emparer d’œuvres du musée. Trois autres sculptures disparues avaient été vendues par son intermédiaire à Picasso (deux) et Apollinaire (une). Les deux amis se retrouvèrent mêlés bien malgré eux à cette funeste histoire et Apollinaire fut même, un temps, incarcéré. Tout se termina bien pour les deux artistes, mais Marie Laurencin mit un terme à sa liaison avec le poète.
[3] Dans son livre, Un Étranger nommé Picasso, éditions Fayard, 2021, Annie Cohen-Solal révèle que Picasso était « suivi » dès 1901 par les Renseignements généraux, complétant au gré des événements politiques un dossier (n° 76.664, dossier d’étranger, préfecture de police, direction de la police générale) dans lequel figurent ses différentes demandes ou ses réponses.
[4] Pierre Daix, ibid, p. 27.