« Picasso caricature allégrement son ami en duelliste, en marin, en académicien, en pape. Il se représente avec lui en train de trinquer. Ils sont tous deux habités par le continent noir, ses têtes et ses masques qui sont autant de défis au puritanisme ambiant. Apollinaire appelle Picasso “l’oiseau du Bénin”[1]. » Ce surnom pose question : était-ce un sentiment diffus associant le peintre à une sorte de prédateur ? Ou le poète puise-t-il dans son imaginaire associé au Bénin, compte tenu de la diffusion et du commerce des œuvres à cette époque ? Faut-il y chercher une signification fantasmée sur l’histoire, le rôle, les rites, liés aux œuvres ?
Tous deux accordent en effet une place centrale aux arts d’autres civilisations non européennes, notamment africaine et océanienne. Leurs idées sur le sujet pourraient s’apparenter à un discours anticolonial, idées qu’ils partagent avec d’autres membres de leur « groupe », à savoir Max Jacob, André Salmon, Félix Fénéon ou Alfred Jarry, tous conscients des abus du pouvoir colonial. Affirmer alors que l’Europe « civilisée » avait bien des choses à apprendre des « primitifs » revenait à prendre le contre-pied des idées généralement acquises sur le rôle et la mission « civilisatrice » du vieux continent.[2] Picasso s’intéresse à l’Afrique, mais avec une démarche singulière, souhaitant mêler le beau et le laid, briser les critères du bon goût, montrer autre chose, interroger sur l’œuvre d’art, son origine et sa signification. Apollinaire et lui appréciaient les œuvres venues d’ailleurs, dans leur dimension artistique, authentique et sincère. Le poète transcrit la pensée du peintre : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un art religieux, passionné et rigoureusement logiques sont ce que l’âme humaine a produit de plus beau. »[3] Les deux artistes font montre d’un immense et réel respect pour ces artistes « anonymes » et leurs œuvres. Ils s’y intéressent pour leurs formes, mais aussi et surtout pour ce qu’elles incarnent, sur les plans politique et poétique, dans leur sens du sacré et du mystérieux. En témoignent, chez le poète, les œuvres qui se trouvaient dans son appartement du boulevard Saint-Germain, qui furent immortalisées par René-Jacques.
[1] Philippe Sollers, ibid.
[2] Lire à ce sujet le texte de Maureen Murphy, « Apollinaire et l’oiseau du Bénin (Picasso) : le primitivisme en question. », catalogue d’expo, ibid, p. 83-96.
[3] Ibid. La citation est issue de Guillaume Apollinaire, Propos de Pablo Picasso. Paris, bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Archives Apollinaire, Ms 7540.