En treize ans de relations, leurs œuvres ont dialogué, se sont croisées, s’inspirèrent mutuellement, mais sans jamais fusionner. Picasso et Apollinaire ont rêvé d’une œuvre commune, qu’ils n’ont pourtant pas mené à bien, laissé en suspens, hors du temps. Leurs projets de collaboration ont été nombreux. Guillaume sollicitait Pablo, qui acceptait, puis se dérobait… Un peu sous la forme « je t’aime moi non plus ». Les deux artistes esquivent ce qui pourrait s’apparenter à une forme de la « concurrence intellectuelle », chacun souhaitant pourtant préserver une amitié sincère et profonde. Mais sans doute leur forte personnalité respective n’a pas permis de voir émerger un dialogue fructueux aboutissant à cette œuvre commune. L’histoire ne retiendra donc que les projets, avec leurs lots de fantasmes.
Les projets inaboutis sont ainsi plus nombreux que les collaborations. Poèmes et traductions, puis un livre sur Picasso, feront l’objet d’échanges, de lettres, de silences… pour finalement être abandonnés, le temps aidant, jetant Guillaume Apollinaire dans les affres de la frustration et du doute : « Mon cher Pablo, j’ai reçu les cartes, la feuille de laurier. Tu es gentil comme tout. Si tu es plus gentil encore tu me promettras une eau-forte ou deux pour un petit livre de vers où je voudrais mettre quelque chose de très nouveau et qui serait fait par la société littéraire de je ne sais plus quoi mais qui fait un beau travail. Ils voudraient bien, si tu veux, faire la nouvelle de Cervantès dont nous avons parlé, […] veux-tu [1]? » Comment analyser ces rencontres ratées, ces dialogues infructueux ? Apollinaire ira jusqu’à demander des explications franches et sincères à son ami en 1916. Mais n’est-ce pas tout simplement la rencontre entre deux génies qui rend impossible une seule et même création ? En 1917, Apollinaire se désole de nouveau du silence de Picasso : Mon cher Pablo, […] J’ai fait un beau poème pour toi. As-tu reçu ma lettre, et me réponds-tu, oui-z-ou non ![2]
Apollinaire s’est nourri des images et des expériences que la fréquentation des artistes a suscitées en lui, laissant une œuvre majeure dans la production poétique et littéraire du XXe siècle. Le mouvement artistique surréaliste se forgera plus tard, et sous son impulsion.
Miroir brisé sel renversé ou pain qui tombe
Puissent ces dieux sans figure m'épargner toujours
Au demeurant je ne crois pas mais je regarde et j'écoute et notez
Que je lis assez bien dans la main
Car je ne crois pas mais je regarde et quand c'est possible j'écoute
Guillaume Apollinaire, 1918.[3]
Après le décès de Picasso, en 1973, un tableau jamais montré fut découvert dans son atelier : La Lecture de la lettre, peint en 1921. Bien que les visages ne soient pas les leurs, on a voulu voir dans cette œuvre l'évocation de l'amitié entre le peintre et le poète, notamment avec la présence du chapeau, au premier plan, rappelant celui que portait Apollinaire, et l’évidente complicité qui existe entre les deux personnages.[4]
[1] Lettre du 22 mars 1917, in Picasso/Apollinaire, correspondance, op.cit., p149.
[2] Lettre du 4 avril 1917, ibid. p. 154. Selon Pierre Caizergues et Hélène Seckel, le poème évoqué serait « Pablo Picasso », publié dans le numéro 17 (mais 1917) de Sic.
[3] «Sur les prophéties», Calligrammes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1965, p 186.
[4] Le tableau est aujourd’hui conservé au musée national Picasso-Paris.