Un rapport rédigé par les Renseignements Généraux, datant de 1940, nous apprend que Picasso a été arrêté pour défaut de carte d’identité, qu’il « a conservé des idées extrémistes tout en évoluant vers le communisme », et qu’il « n’a rendu aucun service à notre pays pendant la guerre alors qu’il était âgé de 30 ans en 1914 ». On signale, suite aux indiscrétions de sa concierge, son caractère « hautain et renfermé » et son peu de contacts avec le voisinage. À cette date, sa demande de naturalisation est rejetée[1] : « De l’ensemble des renseignements recueillis, il résulte que cet étranger n’a aucun titre pour obtenir sa naturalisation. D’ailleurs, il doit être considéré comme suspect au point de vue national ». Mais il est toutefois précisé qu’il n’y a pas trace de lui dans les dossiers de la police judiciaire.[2]
Picasso est très préoccupé par la situation politique en Europe, qu’il traduit dans ses tableaux par des sujets agonisants ou souffrants. Il assiste depuis la France où il est désormais définitivement installé à l’agonie du peuple espagnol – sans pour autant que la nationalité française lui soit accordée. Son épais dossier régulièrement mis à jour par une police tatillonne a sans doute été en partie responsable du refus de naturalisation des autorités qui voit en lui non pas un peintre de génie mais plutôt un élément subversif. Il comprend en effet des détails sur sa vie privée, des rumeurs le concernant, les différentes adresses où il a séjourné, des résumés de sa carrière d’artiste, ses relations, ses rencontres, ses habitudes, et surtout ses prises de position politique qui le desservent dans cette période pour le moins difficile.
Une note des Renseignements Généraux envoyée à la Préfecture de police et daté du 7 mai 1940 fait état d’une altercation dans un café de Saint-Germain- des-Prés avec un officier polonais en civil et signale que Picasso « critiquait ouvertement nos institutions et faisait l’apologie des Soviets »[3]. Les rapports, nombreux, détenus par la préfecture de police sont toujours suspicieux à son égard. Consulter ces dossiers procure un sentiment dérangeant d’une intimité dévoilée contre le gré de son protagoniste, qui devient soudain proche, avec ses zones d’ombre et son impuissance face à l’administration qui gère le sort des étrangers sans empathie aucune. Picasso, non seulement n’est pas français, mais en plus il affiche ouvertement son engagement ! Et le parti communiste fait alors figure de corps étranger et dangereux. Le communisme apparaît comme l’ennemi de la République.
En 1940, les réfugiés espagnols qui ont fui la guerre civile espèrent trouver en France une terre d’accueil en attendant des jours meilleurs. Mais le gouvernement français, dépassé par le flux, répartit les arrivants dans différents camps, d'abord dans les Pyrénées-Orientales, à Saint-Cyprien, Argelès-sur-Mer, Le Barcarès. Des camps d'internement regroupent notamment des Basques et des anciens des Brigades internationales et de la division Durruti (Gurs, Le Vernet), des Catalans (Agde, Rivesaltes), des personnes âgées (Bram). Ils y vivront au rythme de l’évolution de la situation militaire européenne. Confrontés malgré eux aux aléas de l’Histoire, beaucoup nécessitent des soins, de l’aide, de l’attention. Ils souffrent de l’hygiène déplorable, la nourriture est insuffisante, les conditions de « détention » très dures, les familles séparées. Picasso a conscience de cela, tout comme il sait la force de résistance des « internés », soudés et solidaires. Les archives conservées aux Archives nationales sur l’organisation de ces camps permettent d’en percevoir les règles, les décisions politiques, d’écrire une histoire aux voix multiples et de comprendre la conscience d’une époque. Tout l’arsenal administratif s’y trouve dévoilé dans ses moindres détails, grâce aux nombreux échanges officiels et aux notes internes.
Picasso est personnellement confronté à cette tragédie lorsque ses deux neveux, Javier et Josefin Vilató passent la frontière française et sont internés dans le camp d’Argelès-sur-Mer. Javier s’est engagé dans les troupes républicaines et a rejoint son frère sur le front en 1939. Lorsque l’armée républicaine bat en retraite, ils partent en France avec le flot de réfugiés tentant de fuir la progression des troupes nationalistes. Picasso se démène et parvient à les faire libérer avec l’aide d’Albert Sarrut, alors ministre de l’Intérieur. Ce dernier, ayant visité les camps de fortune créés pour accueillir les réfugiés espagnols au mois de janvier 1939, est sans doute particulièrement réceptif à sa demande, qui coïncide avec cette inspection, et lui apporte son aide. Javier et Josefin arrivent à Paris en février et l’artiste les prend en charge. Les deux frères restent en France jusqu’au mois de septembre. Ils prennent la décision de retourner en Espagne quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Durant ces quelques mois, Picasso les voit beaucoup, les présente au cercle intellectuel qu’il fréquente et leur permet de travailler la peinture et la gravure. Ils repartent en laissant leurs toiles chez lui.
Picasso, lui, rejoint sa compagne Marie-Thérèse et la petite Maya à Royan. Il s’installe avec Dora Maar, repart à Paris mais revient en mai 1940 quand se profile la défaite pour finalement retourner à Paris avec Dora, laissant Marie-Thérèse et leur fille loin des dangers de la capitale en guerre. Tourmenté, partagé entre sa vie conjugale compliquée et l’atmosphère générale tendue, Picasso traduit ces situations angoissantes dans ses tableaux où l’on trouve beaucoup de brutalité, des gisants, des crânes à foison et des personnages oppressants et sombres.