À l’ombre du bleu : les dessins préparatoires pour la vie

Picasso développa son idée initiale pour La Vie dans divers dessins préparatoires, dont quatre sont connus, même si, comme nous l’avons vu, il y a beaucoup d’autres œuvres qui ont une relation directe avec sa gestation. L’importante collection de dessins aux formes apparentées, ainsi que la complexe structure physique de la peinture, démontrent qu’elle fut conçue et exécutée pendant une période prolongée, au point de pouvoir affirmer que ce fut le résultat de nombreux mois de travail et qu’en la commençant le peintre n’avait pas encore totalement défini les éléments de sa composition[1].

Dans cette série finale de dessins, Picasso se projeta comme protagoniste, en se représentant nu dans chaque, dans une version révolutionnaire du traditionnel autoportrait d’artiste (dans ce cas, la palette symbolique a été remplacée par un chevalet sur lequel repose une toile peinte). Aucun de ces dessins ne coïncide avec la toile finale, mais lequel ressemble le plus à l’image sous-jacente révélée dans la radiographie ?

Le dessin le plus proche est sans aucun doute celui daté par l’artiste le 2 mai 1903 (ill. 18). Réalisé à l’encre sépia au dos d’une invitation du cercle de l’Ateneu Barcelonès, il est à notre avis exécuté avec trop de précision pour être un simple croquis mais aussi trop petit pour servir de modèle à imiter. Picasso n’eut jamais besoin de modèles à l’échelle pour transposer son dessin sur la toile. Témoignage du processus ou croquis préparatoire ?[2] S’il s’agit d’un dessin en témoignage de son travail, l’artiste était en train de documenter un moment du processus d’exécution, le support était purement fortuit et, en tenant compte de la technique employée, l’encre, il semble logique de penser qu’il a été réalisé dans l’atelier ou au moins sur une table. Le contour de la figure masculine est identique à celui de l’œuvre finale, à l’exception de la tête du protagoniste et du foulard qui le couvre, ajouté à postériori.

Dans Étude pour la Vie, réalisé aussi à l’encre et à la plume sur papier, le couple se présente fondu en un bloc. Alors que la figure féminine maintient une position similaire à celle de l’œuvre finale, la masculine acquiert un caractère protecteur. La femme est clairement enceinte[3] et se présente, dans le dessin de plus grand format, dans un clair-obscur violent et sans références spatiales.

D’autre part, dans l’homonyme Étude pour La Vie (cat. 18, p. 100), la composition se structure en trois plans verticaux, à la différence de celui conservé dans le Musée Picasso de Paris (ill. 1, p. 65) où le couple occupe la position principale. De gauche à droite : le couple formé d’un seul bloc, le chevalet avec une seule œuvre et un personnage masculin au troisième plan, tous de dimensions similaires. Une arcade à la droite de l’image et ce qui pourrait être un linteau à gauche figurent parmi les allusions qui délimitent l’espace. L’horizontalité est définie par les poutres du toit et confirmée par les bords de l’œuvre et du chevalet.

De format et de technique similaires est aussi l’homonyme Étude pour La Vie (cat.19, p. 101). La composition s’articule de nouveau en trois plans verticaux avec des lignes de fuite qui coïncident avec le centre du tableau, le chevalet et la main du personnage mystérieux. De gauche à droite : au premier plan, le bloc du couple ; le chevalet avec une seule œuvre maintient sa position de centralité et de nouveau, au troisième plan, apparaît le personnage masculin. Le peintre crée la perspective avec les bords de l’œuvre et le chevalet qu’il situe au deuxième plan. La figure féminine a des formes qui coïncident avec l’œuvre finale, surtout dans l’épaule gauche et le profil du dos. Le bras gauche du personnage masculin se dédouble : l’un signale le sol et tient l’œuvre et l’autre se lève en approchant la main du personnage, comme dans d’autres dessins.

Dans l’image définitive de la peinture La Vie, les lignes de référence verticale disparaissent et l’arc se déplace vers la gauche ; les quatre personnages flottent dans l’espace et forment une sorte de bas-relief où cohabitent la peinture et la sculpture. À la différence de Derniers instants (œuvre de format et de composition horizontaux), La Vie fut conçue en trois espaces verticaux ; deux délimités par les figures et le troisième par les toiles du deuxième plan. Pour exécuter cette œuvre, Picasso tourna la toile à 90º et se plongea dans une composition laborieuse et intense. L’utilisation d’une échelle chromatique de couleur presque pure effaça de façon définitive les traces de vieille peinture, laissant transparaître la couleur qui sous-tend les différentes couches appliquées pendant le processus.

Nous ignorons à quel moment Casagemas apparut dans La Vie, mais sa présence n’est pas un fait banal à la fin d’une période créative aussi intense. L’absence de modèle physique ferme de façon symbolique le cercle du souvenir. Ce travail d’évocation avait été initié il y a trois ans avec la peinture Le bock (portrait de Jaume Sabartés). Sabartès venait d’arriver à Paris, à l’automne 1901, et il le représente de mémoire sur une autre toile recyclée[4], dans ce qui serait l’un de ses premiers portraits bleus. Le souvenir de la réalité brutale des environs de Saint-Lazare réapparaîtra lui à Barcelone, dans le nouveau cadre de l’Hôpital de La Santa Creu i Sant Pau où il peindra La femme morte[5].

Même si Picasso revint à Barcelone début 1902, il conserva sa connexion artistique avec Paris, et y participa à une exposition collective dans la galerie de Berthe Weill récemment inaugurée. Dans la critique du catalogue de présentation de l’exposition, apparaissent des adjectifs comme « brillante » et « solide » pour décrire son œuvre. Quelques mois plus tard, une autre critique de la même exposition définira sa peinture comme un « effet vitrail », en faisant référence aussi aux éclats de couleur disparus.

 

[1] Voir Francisco Calvo Serraller, Carmen Giménez (eds.), op. cit., p.83

[2] Il pourrait s’agir d’un document similaire à celui du Repas de l’aveugle.

[3] Sur la plaque radiographique on observe des marques de peinture fraîche éliminée précisément dans la zone de l’abdomen (voir p. 36).

[4] Anatoli Podoksik, Picasso: la interrogante eterna. Obras del pintor en los museos de la Union Sovietica, Léningrad, Artes Aurora, 1989, p. 149.

[5] “Je suis allé une fois chercher ton père à l’hôpital, et il me fit entrer dans le « corralet » où étaient les cadavres. J’y vis une femme morte qui avait subi une intervention gynécologique. Son visage me causa une grande impression et je la peignis de mémoire en rentrant chez moi. » Jacint Raventós. Picasso i els Raventós. Barcelona, Gustavo Gili, 1973, p.24.

Pablo Picasso, étude pour «La Vie», 1903.
Pablo Picasso, étude pour «La Vie», 1903.
Pablo Picasso, étude pour «La vie», 1903.
Pablo Picasso, étude pour «La vie», 1903.