Il ne reste pas beaucoup de marge pour situer chronologiquement la toile Les toits de Barcelone : soit il l’apporta avec lui de Paris soit il la produisit pendant les neuf mois de son séjour dans la ville catalane. Ce fut probablement pendant cette deuxième période que put naître l’idée sous-jacente de cette toile, avant que l’ombre bleue n’envahisse son œuvre : « La période bleue commença véritablement à Barcelone »[1].
Le 19 octobre 1902, Picasso revint à Paris, où il n’avait pas à l’origine son propre studio. Il s’installa tout d’abord à Montparnasse et par la suite à l’hôtel du Maroc pour finalement partager un logement avec Max Jacob. À cette époque, son attention se concentra plus sur ses expériences dans les musées que dans les scènes de rue joyeuses de la période antérieure. Ce nouveau scénario vital se traduisit par un cadre de travail rénové et un nouveau répertoire de modèles qui lui facilitèrent la transition vers l’évocation de l’art grec, avec des formes plus corporelles et compréhensibles. Il commença ainsi à intégrer des figures aux grandes tuniques et à l’esthétique classiciste. Sans doute la visite au Panthéon et la vision des muraux de Puvis de Chavannes séduisirent l’artiste à tel point qu’il les annota dans divers croquis datés du début de 1903 (ill. 19), avant d’abandonner de nouveau Paris.
De retour à Barcelone, il peignit, à la fin de l’été ou au début de l’automne, Le repas de l’aveugle[2], l’une des œuvres qui résument le mieux les caractéristiques de la période bleue. De la même façon qu’avec Les toits de Barcelone, Picasso retira aussi ici la matière encore fraîche de la première peinture (une femme formellement liée au dessin Vieille femme assise et avec les esquisses pour la décoration d’une cheminée, datés de juin 1903)[3] pour pouvoir continuer à travailler sur la même toile, cette fois-ci dans une composition différente. À un moment du processus, il cacha un élément, une tête de chien qui émergeait dans la zone inférieure, et nous en laissa comme seul témoignage la lettre envoyée à Max Jacob[4]. Il utilisa le bleu de Prusse en abondance, dans certains cas mélangé avec du blanc pour accentuer sa froideur et dans d’autres avec des couleurs chaudes comme des ocres ou des jaunes, travaillés en couches fines. Mais cette vieille femme qu’il laissa de côté et cacha sous une couche bleue de peinture ne disparut pas complètement. Cette femme recroquevillée, encadrée géométriquement dans le format presque carré du Repas de l’aveugle, a son écho visuel dans la figure féminine de la partie inférieure de La Vie. À son tour, celle-ci voile, sans la cacher complètement, une autre composition dans laquelle une femme reçoit à un personnage ailé et qui, sans doute, dut être réalisée avec des couleurs vives[5] et tracée en bleu pur.
Comme nous l’avons mentionné antérieurement, Picasso produisit un ensemble de caractéristiques semblables entre le milieu de janvier 1903 et avril 1904. Nous ne parlons pas seulement de convergences chromatiques, mais de similitudes techniques et formelles que les technologies de l’image actuelles ont permis de révéler[6] en établissant les connexions documentaires avec d’autres œuvres contemporaines. Ceci renforce notre théorie : nous ne pouvons pas comprendre La Vie comme une création isolée mais comme une œuvre séquentielle, ce qui nous conduit à intégrer dans ce processus créatif d’autres peintures qui restèrent en chemin, remplacées à ce moment ou quelques années plus tard[7].
Le couple qui apparaît sous Les toits de Barcelone figure parmi elles. La gamme chromatique identifiée coïncide avec la palette de 1900 et 1901, mais ses analogies formelles présentent une relation si directe avec La Vie qu’elle doit nécessairement s’intégrer à cet ensemble choral. Les informations scientifiques que nous avons présentées sur l’œuvre sous-jacente dans Les toits de Barcelone montrent que la période de gestation et de réalisation de La Vie fut beaucoup plus ample de ce qui a été affirmé.
ILLUSTRATIONS
p.29
Ill. 1 Sebastià Junyent. Le peintre Picasso, 1904.
p.32
Ills. 2 et 3 Portrait bleu de Jaume Sabartés, Paris, 1901 (ensemble et détail)
p.33
Ill. 4 Nu féminin, Barcelone ou Paris, 1902-1903
Ill. 5 La femme à la mèche, Barcelone, 1903 (détail du verso)
p.35
Ill. 6 Toits de Barcelone (partie postérieure)
p. 36 et 37
Cat. 1 Image radiographique des Toits de Barcelone
Cat.2 Réflectographie infrarouge des Toits de Barcelone
p. 41
Ill. 7 Autoportrait au bras levé, Paris, 1902-1903
Ill. 8 Étude de nu et texte, Barcelone ou Paris, janvier 1903
p. 42
Ills. 9 et 10 Le verre bleu, Barcelone, 1902-1903 (Œuvre et image radiographique)
p. 43
Ill. 11 Ricardo Bellver y Ramón. L’ange déchu. Rome, 1877
p.44
Ill. 12 Le repas frugal, Paris, 1904
p.46
Ill. 13 Autoportrait, Barcelone, 1900
Ill. 14 Autoportrait, Paris, 1901
p. 48
Ill. 15 Processus de réalisation de la réflectographie infrarouge de Toits de Barcelone
Ills. 16 et 17 La naine. Paris, 1901 (ensemble et détail)
p. 58
Ill. 18 Étude pour La Vie, Barcelone, 2 mai 1903
p.60
Ill. 19 Esquisse de Sainte Geneviève ravitaillant Paris, de Puvis de Chavannes, Paris, janvier 1903
[1] John Richardson, Marilyn McCully (col.). Vie de PIcasso, tome 1 : 1886-1906. Paris, Éditions du Chêne, 1992.
[2] Huile sur toile. 93,5 x 94,6 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.
[3] MPB 110.015, MPB 110.494, MPB 110.505 et MPB 110.517
[4] Lettre de Picasso à Max Jacob, du 6 août 1903. The Barnes Foundation, Merion, Pennsylvanie (BF714).
[5] Les analyses réalisées jusqu’à cette date sur La Vie ont uniquement délimité les couches qui correspondent aux deux compositions principales sur trois points de la périphérie de la peinture. Mais on apprécie aussi la couleur sous-jacente dans divers points de l’œuvre.
[6] Il a été possible de rentrer, par exemple, dans les couches internes du Vieux guitariste, de l’Art Institute of Chicago et de découvrir deux compositions cachées très différentes : la figure d’une vieille femme et une nouvelle composition avec une image féminine de typologie similaire a celles de Vieille femme assise et de Nu féminin (cat. 9, p.85), respectivement. Cette fois, curieusement, Picasso n’utilisa pas la toile commerciale mais une fine planche recyclée d’un meuble.
[7] Par exemple, La coiffure (Paris, 1906). Pour la réaliser, Picasso tourna l’œuvre à 180º et cacha d’autres peintures antérieures. Il semble qu’il ait réutilisé la toile trois fois. La plus primitive, c’est-à-dire la couche la plus profonde, pourrait être une œuvre réalisée à Barcelone en 1902, et correspond à une figure debout qui occupe toute la toile. De nouveau, l’artiste n’essaya pas de cacher la couche sous-jacente mais il tira parti du fond bleuté et se limita à le voiler avec une couche de teintes terreuses.