Entre vase plastique et sculpture céramique.

Puisque la sculpture de la Faunesse reprend à son tour le modèle du botijo auquel l’anse en anneau, le corps figuré par l’assemblage d’éléments tournés par le potier et le pied unique y font directement référence, il s’agit d’une sculpture « à l’image d’un récipient ». Elle montre le jeu astucieux de Picasso avec des images culturellement consolidées dans les mémoires des spectateurs à créer une sculpture à l’image d’un récipient populaire très répandu dans l’imaginaire collectif espagnol. De plus, il lie cette sculpture également à la tradition des vases plastiques: il s’agit de sirènes réalisées en Béotie entre 550 et 500 avant J.-C. et conservées au musée du Louvre[1], filiation clairement exprimée par les croquis. Le geste de se tenir le ventre bombé, figuré sur la Faunesse par la peinture à l’émail noir sur fond blanc, suggère qu’elle est enceinte et remonte également à la tradition iconographique des vases plastiques : on le retrouve par exemple sur un pot chypriote anthropomorphe en terre cuite conservé au Musée National de la Céramique de Sèvres.[2]

Comme pour la réalisation en céramique du taureau, Picasso réussit, en utilisant le mode d’assemblage de la Faunesse par des éléments tournés au tour du potier et par les allusions et références à la tradition céramique à la fois populaire et antique, à situer clairement la Faunesse dans un contexte du vase plastique, donc sur le terrain de la tradition céramique, tandis que la plinthe et le fait que les éléments vasiformes de cet assemblage n’ont pas de fonction, la situe sur le terrain de la sculpture. Par ceci, Picasso réussit le tour de force de lier ce type d’œuvres céramiques à la fois à sa propre production artistique antérieure de sculptures et à la tradition millénaire du vase plastique.[3]

La polychromie dans la sculpture intéressait Picasso depuis le cubisme, la volumétrie caractéristique définie par le tournage au tour du potier des éléments constitutifs de ces sculptures lui a ouvert de nouvelles possibilités de combinaison et d’interaction de la peinture avec des formes tridimensionnelles.[4] L’emploi d’objets préfabriqués ou « trouvés » pour la création de nouvelles figurations, soit par assemblage, soit en les transformant par la peinture, soit par le remodelage, ou bien par une combinaison de ces procédés avec le résultat de dualité entre objet et image, était une méthode employée par l’artiste depuis la série des Verre d’absinthe de 1914 et la sculpture Femme au jardin de 1927 et culmine avec la création de la Tête de taureau de 1942 formé par l’assemblage d’un guidon et d’une selle de bicyclette.[5]

Depuis les collages de sa phase cubiste, Picasso avait adopté une attitude anti-mimétique dans son expression artistique, attitude qui – au lieu d’imiter les données visibles de la réalité par leur représentation avec les moyens traditionnels du dessin, de la peinture ou de la sculpture – favorisait l’emploi des matériaux, des textures et des objets préexistants qui étaient choisis et extraits de leur contexte habituel pour se substituer comme équivalents à la forme que l’artiste désirait représenter.[6]

La différence et la nouveauté sont que les vases plastiques et les sculptures formés à partir des éléments tournés par le potier et assemblés en suivant les dessins de Picasso ne sont ni de simples éléments d’un assemblage sculptural ni – en dépit du clin d’œil à l’adresse de Duchamp – des Ready-mades anthropomorphisés par simple désignation et isolation du contexte fonctionnel-utilitaire, comme la Vénus du Gaz de Picasso, datée de janvier 1945, formé par l’objet trouvé d’un brûleur de gaz monté sur un socle.[7]

L’ambivalence de l’image et du vase qui se « partagent » le même corps, permet à Picasso de multiplier les possibilités de signification et d’interprétation. C’est surtout la métaphore corps-récipient qui renvoie à une pratique ancestrale votive et rituelle, conjuratoire et apotropaïque.[8] De plus, avec les céramiques zoomorphes et anthropomorphes crées par les dessins préparatoires, la structure du récipient/objet est identique à l’image créé par Picasso; la dualité entre l’objet et l’image sont intégrés dans une même unité réactivant ainsi une palette plus vaste de possibilités de signification et d’interprétation que ne le permet le cadre de la sculpture reliée aux canons des disciplines artistiques du contexte des beaux-arts qui, par définition, sont dépourvues d’une éventuelle fonction utilitaire.[9]

 

[1] Harald Theil, « Les vases plastiques de Picasso – Survivances et renouveau de la céramique méditerranéenne », catalogue de l’exposition Picasso céramiste et la Méditerranée, Aubagne-Sèvres 2013-2014, Éditions Gallimard, Paris, 2013, p. 67, fig. 37.

[2] Ibid., p. 67, fig. 36.

[3] Ibid., p. 64-79 ; Harald Theil, « Object and image : Picasso’s ‘Plastic metaphors’ », in catalogue de l’exposition Picasso. Object and image, Museo Picasso Málaga, 2007, p. 30-38.

[4] Object and Image: Picasso’s ‘Plastic metaphors’, op. cit., p. 52-55.

[5] Spies 36 a-f, Spies 72 I, Spies 240 I.

[6] Par ex.: Oiseau, Spies 201 ; La Grue, Spies 461 I ; La Guenon et son petit, Spies 463 I ; La Femme enceinte, Ier état, Spies 349 I, voir : Harald Theil, « Picasso et les objets », in catalogue de l’exposition : Picasso à l’œuvre – Dans l’objectif de David Douglas Duncan, [Museo Picasso Málaga 2011; Kunstmuseum Pablo Picasso, Münster, 2011; La Piscine-Musée d’art et d’industrie André Diligent, Roubaix, 2012; Musées d’art et d’histoire, Genève, 2013], Paris, Éditions Gallimard, 2012, p. 59-61.

[7] Spies 302A.

[8] Harald Theil, « Les vases plastiques de Picasso – Survivances et renouveau de la céramique méditerranéenne », op. cit., p. 76-79.

[9] Harald Theil, « Un nouveau regard sur les céramiques originales uniques de Picasso :

La Femme à l’amphore », in Actes du colloque Revoir Picasso, 25 mars 2015, Paris, Musée national Picasso-Paris : http://revoirpicasso.fr/processus-creatifs/un-nouveau-regard-sur-les-ceramiques-originales-uniques-de-picasso-la-femme-a-lamphore-theil/, p. 2-4.

Fig.7bis. Faunesse, 1947 ou 1948.
Fig.7bis. Faunesse, 1947 ou 1948.
Terre blanche, décor à oxyde sur fond blanc, patine, réserve à la cire, glaçure transparente partielle.
Collection particulière. © Succession Picasso 2020.