Dès 1938 en Égypte et dès 1951 en Irak, deux manifestes clés des modernités arabes placent Picasso en leur cœur. Si Picasso, inventeur du cubisme, révolution formelle la plus importante du XXe siècle, n’a pas signé de manifeste, en Italie, en Russie, en Angleterre ou dans le monde arabe, les rédacteurs de manifestes avant-gardistes ont souvent regardé du côté du peintre.
Le groupe Art et Liberté, mené par l’écrivain Georges Henein et comprenant le peintre et critique Kamel el-Telmissany, l’écrivain Anouar Kamel, son frère peintre Fouad Kamel et le peintre et théoricien Ramses Younan, introducteur du surréalisme en Égypte et lié à André Breton, s’inscrit dans la ligne du surréalisme international. Dans leur manifeste de 1938, prenant la forme d’un tract de quatre pages intitulé Vive l’art dégénéré et sous en-tête de Guernica, ils affirment : « Depuis Cézanne jusqu’à Picasso […], tout ce que le génie artistique contemporain a donné de meilleur, tout ce que l’artiste moderne a créé de plus libre et de plus humainement valable est insulté, piétiné, proscrit. » Cette prise de position est consécutive à l’organisation par le régime nazi, en 1937, de l’exposition vilipendant « l’art dégénéré ».
En 1944, en Irak, Nazar Salim, frère du peintre Jewad Selim, traduit des extraits de la biographie de Picasso publiée par Gertrude Stein en 1938 dans une revue manuscrite. Toujours en Irak, le manifeste du Groupe de Bagdad pour l’art moderne de 1951, rédigé par le jeune Shaker Hassan Al Said proclame la naissance d’une nouvelle école d’art au nom tant de la civilisation irakienne que de la civilisation universelle. Ce manifeste, regroupant la jeune garde de l’art moderne irakien, est publié à Beyrouth dans la revue Al-Adab. Les deux seuls artistes cités dans ce manifeste fondateur sont Yahya al-Wâsitî (miniaturiste du XIIIe siècle), dont l’école est présentée comme la forteresse de l’art pictural irakien, et Pablo Picasso, présenté comme « l’un des fondements de l’art le plus moderne ».
En 1982, d’abord, puis en 1985, l’artiste irakien Jamil Hamoudi (1924-2003) rédige le compte-rendu de deux anciennes rencontres avec Picasso. La première, au musée de l’Homme, qui porte sur les arts de la Mésopotamie, est la plus déterminante, dans la mesure où elle l’a fortement incité à explorer les potentialités créatrices enfouies dans son propre héritage culturel. Lorsque Hamoudi révèle à Picasso l’admiration que Jewad Selim et lui-même lui portent, celui-ci s’étonne du fait que des artistes irakiens se tournent vers l’Occident pour puiser des sources d’inspiration, les poussant à regarder du côté de chez eux. Le regard que Picasso a porté sur les arts premiers extra-occidentaux fut une source d’inspiration constante pour les modernistes en Irak comme en Égypte, deux pays riches des vestiges de civilisations millénaires dans les traditions figuratives desquelles les artistes vont puiser.
Ainsi Jewad Selim et plus tard Dia Al-Azzawi, qui étudie d’abord l’archéologie, travaillent au musée d’Art irakien, fondé en 1922 par Gertrude Bell et entrent ainsi en contact direct avec les vestiges de la période sumérienne et babylonienne, ce qui va contribuer pour Selim à forger un vocabulaire symbolique (cheval, taureau, croissant) et technique (bas-relief, couleurs ocre, orange), qui parfois recoupe celui de l’Islam et pour Al Azzawi à façonner les masques aux yeux absents de ses personnages.
Dans le monde arabe où la peinture de chevalet et la ronde-bosse sont d’importation coloniale, s’impose donc à tous l’idée que l’art, pour être authentique, doit puiser aux sources de l’histoire nationale. Au-delà de l’ancrage au contexte culturel de leur pays, cette recherche répond également au souci d’être proche du peuple. Les sujets populaires sont fréquents. Ils glorifient la vie des paysans ou des Bédouins, pure de toute influence étrangère. Les formes géométriques, les couleurs venant des céramiques et des tissages traditionnels constituent une source riche qui transparaît dans certains tableaux (Cockerel de Shaker Hassan Al Said, 1954). Les objets du quotidien, les matériaux pauvres, les tatouages inspirent les créations du groupe Aouchem (Tatouage) en Algérie entre 1967 et 1972, dont Baya, entre autres, signe le manifeste. Picasso, quand il commence sa collaboration avec l’atelier Madoura de Vallauris à partir de juillet 1947, où il croise Baya, renoue avec les traditions méditerranéennes antiques ou populaires de Grèce, Égypte, Étrurie, Mésopotamie, Turquie et, bien sûr, de l’espace arabo-andalou.
Une même double généalogie formelle et culturelle, internationale et régionale, s’affirmera dans le mouvement singulier de la hurufiyya, où la lettre arabe est l’un des éléments plastiques de l’œuvre. Elle sera prolifique en Irak où elle apparait, mais aussi en Syrie et au Maghreb, où elle est au cœur de l’œuvre de Mohammed Khadda. Le monde arabo-musulman a, de tout temps, réservé une place particulière à la poésie et à l’écriture. C’est au VIIe siècle que la transcription écrite du Coran sous le califat d’Othman donne son statut à la calligraphie et au calligraphe. Dans les pays musulmans, l’écriture, dépassant sa fonction usuelle, est pleinement intégrée aux manifestations artistiques de l’ornementation architecturale ou de la miniature. Dès 1949, les artistes irakiens Madiha Umar et Jamel Hammoudi, travaillant respectivement à Washington et Paris, font le lien dans leurs recherches entre la lettre arabe et l’abstraction. En 1971, le manifeste du groupe Une seule dimension, rédigé par Shaker Hassan Al Said, en théorise l’usage et le développe sous influence soufie comme une esthétique de la trace et du temps. C’est toutefois comme marqueur de l’authenticité culturelle arabe et comme possibilité de créer une continuité artistique entre tradition et modernité effaçant la rupture de l’époque coloniale que la hurufiyya se développa largement du Maroc, en Égypte jusqu’au Liban et en Syrie. De composant plastique dans l’œuvre de Dia Al-Azzawi, elle devient outil de lecture du monde dans les Alphabets libres de Mohammed Khadda.
L’Égyptien Samir Rafi a également rendu compte, dans une série de six articles publiés dans la revue Al-Hilal en 1968, numeros 3-12 (mars-décembre), sous le titre « Souvenirs d’un artiste égyptien à Paris », de ses rencontres déterminantes, dont celle avec Picasso dans son atelier. Rafi et Picasso y avaient discuté à bâtons rompus des points de tangence existant entre l’esprit égyptien et les travaux d’Alberto Giacometti ou d’Henry Moore. Dans une lettre de Pablo Picasso adressée à Gino Severini et datée du 1er juin 1960, Picasso écrit : « J'ai vu les dernières choses de Rafi : un Égyptien qui a quelque chose dans le ventre. C'est toujours puissant. C'est devenu plus égyptien à Paris, comme Poussin plus français en Italie, et moi plus espagnol en France… On devient soi-même quand on n'est pas chez soi… »
Il y a également des rencontres qui n’ont pas eu lieu. Par exemple, bien qu’également proches de la journaliste Hélène Parmelin et d’Édouard Pignon, l’Algérien Mohammed Khadda et Picasso ne se sont jamais rencontrés.