Rusiñol et Picasso, de la fascination à la rupture

Entre 1899 et 1903, à son entrée effective dans le milieu artistique de Barcelone, Picasso a peint vingt-et-un portraits de Santiago Rusiñol. Ce dernier, né à Barcelone en 1861 et décédé à Aranjuez en 1931, symbolise l'effervescence culturelle de la capitale catalane en cette fin de siècle. Fils rebelle d'un riche industriel, il part pour Paris puis, dans les années 1880, revient à Barcelone et ouvrira en 1897 le café Els Quatre Gats. C'est là que Picasso fréquente Ángel Fernández de Soto, le modèle du Buveur d'absinthe peint 1903 (et vendu en vente aux enchères en 2010), Carles Casagemas ou Isidro Nonell. Le choc émotionnel provoqué par le suicide de Casagemas en 1901 est considéré comme un moment décisif de la Période Bleue de Picasso.


L'exposition Picasso versus Rusiñol (27 mai-5 septembre 2010, commissariat d'Eduard Vallès) a été l'occasion pour le Museu Picasso de Barcelone de revenir sur les rapports entre les deux artistes.


L'exposition retraçait une amitié admirative qui laissera place à la critique, puis à la parodie pour finalement se terminer par une rupture. Selon son commissaire, l'influence majeure de Rusiñol sur les premières années de Picasso réside davantage dans les idées et les thèmes d'inspiration que dans l'oeuvre elle-même. L'obsession de Picasso pour le Greco ou pour les jardins vient, sans nul doute, de Rusiñol. Celui-ci, en organisant le festival de Sitges joua en effet un rôle décisif dans la redécouverte de l'oeuvre alors oubliée du Greco. Au-delà, selon Eduard Vallès, «le procédé que Picasso mène avec Rusiñol est probablement le premier cas d'absorption systématique et non ponctuelle pratiquée sur un autre artiste». La «victime» n'est pas choisie au hasard. Quand Picasso arrive à Barcelone, en rupture avec le parcours académique paternel, Rusiñol symbolise à ses yeux la figure du peintre moderniste. Dès1899, Rusiñol achète des oeuvres du jeune artiste qui réalise les premiers portraits de son nouveau mentor en mélancolique fumeur de pipe. Une série de vues de ville de Picasso datant de 1902 et 1903 où le bleu domine trahit l'influence de Rusiñol. Plus significativement, l'exposition confronte un extraordinaire portrait de moine peint par Rusiñol en 1897 (Paroxisme d'un novici, Museu Cau Ferrat, Sitges, reproduit p. 264 du catalogue) avec le Portrait de Carles Casagemas (Museu Picasso, Barcelone, 1899-1900, reproduit p.265).


Au-delà des influences formelles, ce que Rusiñol transmettra à Picasso est magnifiquement traduit dans l'une de ses pièces de théâtre, La joie qui passe (L'alegria que passa, 1898) qui montre un village dont les habitants sont soumis à la prose jusqu'à l'arrivée d'une troupe de clowns qui leur apporte la poésie. Mais incapables de se libérer de leurs conventions, les villageois rejettent finalement les artistes. Picasso dessina sa propre version de ce thème, montrant Rusiñol entourés de Pierrots. La notion du clown-artiste, rejeté mais fascinant, accompagnera Picasso toute sa vie.


L'admiration aura une fin: après son retour de Paris en 1903, Picasso prend ses distances avec Barcelone et réalise une série de dessins satiriques de Rusiñol. Il le représente nu, avec un ventre prédominant, en compagnie d'Utrillo ou encore, dans un dessin au titre révélateur, La Gloria-Crítica: Santiago Ruiñol sodomitzat, l'artiste tenant la main de la Gloire est sodomisé par la critique (reproduits p.320 et 321 du catalogue).


Soixante ans après, en 1962, Picasso se rapprochera de nouveau de Rusiñol, illustrant d'une série de lithographies l'un de ses contes, L'auca del Senyor Esteve, récit allégorique mettant en scène un bourgeois dont le fils prétend être artiste.


Portrait de Santiago Rusiñol, 1900 Museo Picasso Barcelone