Depuis 1909, Diaghilev assure le succès de la troupe par la diversification de son répertoire et la coexistence au sein de mêmes programmes de ballets classiques et de créations nationales14. Au Théâtre de Monte-Carlo en avril 1911, Olga Khokhlova débute ainsi sa carrière d’« artiste chorégraphique »15 dans trois ballets techniquement divers. Dans Les Sylphides, elle exécute parmi le corps de ballet une suite de pas dans la pure tradition académique. Elle est aussi Esclave dans les Danses Polovtsiennes et Servante du temple dans Cléopâtre, création éblouissante de Fokine et grand succès de la compagnie depuis 1909 : dans le décor et les costumes de Bakst, les danseurs exécutent des mouvements inspirés de l’art égyptien, et proches des improvisations contemporaines d’Isadora Duncan, qui suppléent à la gestuelle du ballet classique. Olga se produit ensuite à Rome, Paris et Londres, puis à l’Opéra de Paris en décembre, où elle est Esclave dans Shéhérazade, autre chorégraphie exotique et sensuelle de Fokine sur une musique de Rimski-Korsakov16. Suite aux représentations de Berlin, Dresde, Vienne et Budapest, son répertoire commence à s’étendre, répondant au désir de Diaghilev de promouvoir les danseurs les plus méritants du corps de ballet. En avril et mai 1912 au Théâtre de Monte-Carlo, la danseuse est présente dans Le Lac des cygnes, adaptation de Fokine d’après la version de Marius Petipa et de Lev Ivanov donnée au Mariinsky en 1895 ; elle parait aussi dans L’Oiseau de feu et Pétrouchka, deux chefs d’œuvres nationaux et fruits d’une étroite collaboration entre Fokine, Igor Stravinsky et les trois principaux artistes décorateurs de la troupe, Golovine, Bakst et Benois. Le 20 mai, elle danse une Servante dans la première de Thamar au Théâtre du Châtelet à Paris et son nom se retrouve enfin au programme de L’Après-midi d’un faune, première création chorégraphique de Nijinski pour les Ballets Russes sur le Prélude éponyme de Claude Debussy: dans le décor et les tuniques grecques de Bakst, Olga est l’une des six petites Nymphes qui exécutent nus pieds, le visage de profil et le corps face à la scène, une succession de gestes lents et stylisés, mimant une frise de bas-relief antique. Le 29 mai 1912, soir de la première, le hiératisme du ballet, puisé au cœur des origines païennes de la danse, déconcerte le public et le final de Nijinski, jugé indécent, est censuré par la critique.
Après une tournée en Europe et à Monte-Carlo, la compagnie de Diaghilev inaugure le Théâtre des Champs-Élysées de Gabriel Astruc17, et présente le 29 mai 1913 Le Sacre du Printemps, une des créations les plus importantes du XXe siècle. La symphonie de Stravinsky pousse à son paroxysme l’expérimentation du rythme et le mélange des tonalités dans une violente orchestration dirigée par Pierre Monteux, et la chorégraphie de Nijinski rompt avec l’académisme et l’idée de grâce traditionnellement associée à l’art du ballet : le danseur substitue par exemple à la position ouverte la position rentrée - les pointes de pied tournées vers l’intérieur -, et au buste droit le dos courbé vers la terre. La première de ce grand tableau de la « Russie païenne » décoré par Nicolas Roerich, et dans laquelle Olga danse une Adolescente, crée un immense scandale.
14 Lire Sally Banes, « Firebird and the Idea of Russianness » ; David Vaughan, « Classicism and Neoclassicism » dans The Ballets Russes and Its World (Nancy Van Norman Baer et Lynn Garafola éds.), New Haven, Yale University Press, 1999, chap. 6, p. 117-134 ; chap. 8, p. 153-165.
15 Pièces d’identité d’Olga Khokhlova repr. dans Pierre Daix, Armand Israël, Pablo Picasso. Dossiers de la préfecture de police. 1901-1940, Paris, Catalogues Raisonnés / Acatos, 2003, p. 52 ; 55.
16 À partir de 1915, Olga Khokhlova interprète dans Shéhérazade l’une des « femmes du Sultan ». Pour le détail des tournées, consulter Serge L. Grigoriev, The Diaghilev Ballet, 1909-1929, 1953, Londres, Constable ; rééd. Londres, Dance books, 2009 ; Richard Buckle, Diaghilev, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1979 ; Nesta MacDonald, Diaghilev Observed by Critics in England and the United States, 1911-1929, New York, Dance Horizons ; Londres, Dance Books, 1975.
17 Le théâtre est édifié au 15, rue Montaigne à Paris par les frères Perret et décoré par Antoine Bourdelle, Maurice Denis et Edouard Vuillard.