Organiser la collection et faire un premier don au Musée d’Art Moderne de Paris

Au début des années 1960, le couple Cuttoli-Laugier songe à quitter la rue de Babylone pour se retirer au cap d’Antibes. Interrogée par une journaliste de Réalités sur le devenir de sa fabuleuse collection, Marie Cuttoli répond : « Il n’est pas question que je fasse commerce de ce que j’ai rassemblé ici, pièce par pièce, au fil des années. Mes œuvres ne seront pas dispersées en salle des ventes, éparpillées dans le monde. Tout ce qui est dans cette maison […] finira dans les musées français. Lorsqu’on a eu la chance de fréquenter ces géants, il est juste qu’on en fasse un jour profiter les autres. » (Réalités Fémina-Illustration, juillet 1959). Ils décident de donner une partie de leurs Picasso au Musée national d’art moderne : cinq toiles, cinq papiers collés, une gouache, deux dessins, une aquarelle. Huit tableaux appartiennent à Marie, six à Henri Laugier. Henri Laugier écrit à Jean Cassou à propos de cette donation : « Le texte de la donation indique que nous donnons ces tableaux aux Musées Nationaux […]. Évidemment, cela signifie que les Musées Nationaux sont en possession sans condition et qu’ils peuvent les disperser […]. Nous pensons qu’il doit être possible d’indiquer dans “l’écrit” que ces tableaux constituent un petit ensemble qui ne peut être physiquement dispersé […] et doit être réuni, sinon dans une salle à lui, tout au moins sur un panneau dans une salle réservée à la peinture de ce temps. Ce sont là des désirs un peu “frivoles”. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les pensées étranges de ceux qui sont saisis par ce que Jean Perrin appelait “la grande mélancolie des existences finissantes” et qui se préoccupent sentimentalement de choses qui, sous peu, n’auront aucune importance pour eux et, sans doute, aucune signification pour personne. » (Lettre d’Henri Laugier à Jean Cassou, 23 mars 1963. Citée par Dominique Paulvé, op.cit.). La donation porte principalement sur la période cubiste et comprend un ensemble exceptionnel qui s’échelonne entre 1910 et 1914. Cinq d’entre elles sont des papiers collés. Trois des quatre pièces postérieures offertes par Marie Cuttoli semblent avoir été réalisées comme cartons de tapisseries.

Le couple a ainsi fait don des œuvres suivantes : Nature morte Qui, 1911-1912, fusain sur toile enduite ; Bouteille de vieux marc, 1912, fusain, papier collé et épinglé ; Bouteille et journal sur une table, 1912, fusain, papier collé et gouache ; Violon, verre et bouteille, 1912-1913, crayon et lavis sur papier ; Tête d’homme au chapeau, 1912-1913, fusain et papier collé ; Tête à la pipe, 1913, fusain, papier collé et épinglé ; Tête de jeune fille, printemps 1913, huile sur toile ; Nature morte « bass », 1913, crayon et aquarelle sur papier beige ; Violon, 1914, fusain et papier collé ; Nature morte à la bouteille de bass, 1914, fusain, crayon et aquarelle sur papier ocre ; Minotaure, 1er janvier 1928, fusain et papier collé ; Femme aux pigeons, 1930, pastel ; Confidence, 1934, huile, papier collé et gouache; Deux Femmes sur la plage, 1956, huile sur toile.

 

Toute collection se confond avec les passions de celui ou celle qui l’a constituée. De ce point de vue, Marie Cuttoli et Henri Laugier apportent un témoignage exemplaire non seulement des arts de leur siècle, mais aussi de la vie des arts. Leur collection rend compte de la création, des mouvements, des courants et de ceux qui les ont portés. D’une valeur historique indéniable, elle restitue les engouements et les certitudes de leur époque. Témoins de la complexité de l’art moderne, leur curiosité leur a permis de mêler les plus grands noms avec d’autres, tombés dans l’oubli. C’est sur ces singularités qu’insiste Jean Cassou, dans la préface écrite pour présenter l’ensemble de la donation du Musée d’art moderne : « Cette collection n’est pas seulement œuvre de choix intellectuel, mais œuvre de ferveur, réalisée au gré des enthousiasmes et dans un constant commerce spirituel avec les artistes. » Une importante présentation des œuvres a lieu en novembre 1970, à la galerie Beyeler de Bâle et Jean Cassou signe le texte du catalogue. Une partie de la collection sera vendue plus tard au profit du CNRS. Enfin Marie Cuttoli donnera une importante somme d’argent à la Fondation de France.

 

Ils se retirent ensemble sur la Côte d’Azur, continuant leur visite régulière chez leur ami Picasso. Henri Laugier, ce « citoyen du monde, le centre d'un immense réseau international d'hommes et de femmes qu'inspire ce civisme national et international » selon l’expression de Georges Fischer (Georges Fischer, « In Memoriam », Tiers-Monde, n° 53, 1975) décède le 19 janvier 1973, juste avant Picasso.

 

Marie se laissa volontairement mourir pour rejoindre son compagnon, ce qu’elle fit quelques semaines plus tard, le 23 mai, avec sa discrétion habituelle.

 

Bernadette Caille

 

Sources :

Dominique Paulvé, Marie Cuttoli. Myrbor et l’invention de la tapisserie moderne. Norma Editions, 2010.

Histoire de l’art contemporain, préface d’Henri Laugier. Cahiers d’Art, 1938.

Jean Leymarie, Les Picasso de la donation Cuttoli-Laugier au Musée national d'art Moderne, Réunion des musées nationaux, sd.

Réalités Fémina-Illustration, n° 162, juillet 1959.

Pablo Picasso : Nature morte Qui, 1912 - i AM 4213 PFusain sur toile
Pablo Picasso : Nature morte à la bouteille de Bass, 1914 - AM 2919
Pablo Picasso : Tête d’homme au chapeau, 1912 - AM 2916
Pablo Picasso : Bouteille, journal et verre sur une table, 1912- AM 2911
Pablo Picasso : Violon, 1912 - AM 2914 DPapiers collés et fusain sur papier
Pablo Picasso : Bouteille de vieux marc, verre et journal, 1913 AM 2917
Pablo Picasso : Homme à la pipe
Pablo Picasso : Femmes devant la mer (Deux Femmes sur la plage), 1956
Pablo Picasso : Tête de jeune fille
Pablo Picasso : Bouteille de Bass
Pablo Picasso : Le Minotaure
Pablo Picasso : La fermière
Michel Sima : Marie Cuttoli à Shady Rockphotographie