In Der zun Kubismus, Kahnweiler explique les soi-disant « déformations » par « l’ensemble du tableau », par la « soumission des parties au rythme total »[1]. Au début de la soi-disant « experimental period » (1911), Gertrude Stein développe des techniques littéraires, conjointement à celles que Picasso développe dans l’art analytique cubiste. La cohérence sémantique et la référentialité sont remplacées par la « primacy of surface», et l’« ascendancy of the signifier», le sens se façonnant entre «conventional coherence» e «utter unintelligibility». L’art analytique de Picasso[2] fut aussi accusé d’‘incohérence’, comme le furent également les poèmes cubistes de Max Jacob[3]. À l’instar des considérations de Marianne DeKoven, nous estimons, dans le cas de l’écriture analytique de Picasso, le terme d’‘unintelligible’ plus justifiable que celui d’‘incoherent’. Et cela en raison du fait que ‘inintelligible’ connote l’absence complète d’une signification illisible, tandis que le terme ‘incohérent’ fait allusion à la présence d’une signification lisible[4]. Picasso n’a jamais voulu faire pénétrer ses créations dans un monde abstrait. Dans son désir d’une réappropriation de l'objet et du réel, il s’est rapidement détourné d’une écriture cryptique comme d’une écriture analytique, en intégrant dans la phase synthétique des fragments aisément identifiables de la réalité.
Comme les textes expérimentaux de Gertrude Stein, les tableaux analytiques sont incohérents, au sens qu’ils laissent échapper l’habituel ordre logique. Toutefois, le sens y est présent, mais de façon multipliée, fragmentée, non-thématisée. Au niveau de la syntaxe, l'énoncé visuel et l'énoncé écrit pourraient se calquer sur ce que Noam Chomsky appelle «degrees of grammaticalness ». La confrontation dialectique des deux formes d’expression avec le modèle chomskyen est utile pour mettre en évidence leur rapport analogique :
« while it retains ‘readable’ shapes – bits of a face, a hand, a table, a violin – it fragments them, multiplies them, flattens them toward the surface of the canvas, makes them incoherent »[5].
Le fait de ne pas soumettre la perception à une limite spatiale, par la focalisation du regard sur un référent quelconque, offre au sujet une possible identification analogique avec l'objet, laquelle se déploie librement dans la durée.
Les peintures analytiques ont été, pour cette raison, comparées par Kahnweiler à des écritures. Analogues en cela aux poèmes de Gertrude Stein, elles requièrent qu’on les ‘lise’. Lire est, pour Bergson, retrouver. Retrouver, réinventer notamment, le rythme de la composition. Mais, étant donnée l’incohérence syntaxique, l’ambigüité morphologique et fonctionnelle qui les caractérisent, comment peut-on les lire ? N’exigent-elles pas, in ultimis, une lecture stratigraphique ? Le paradoxe constitutif de la figure analytique réside dans la possibilité de coexistence de ce que Merleau-Ponty nomme des « visibilia incompossibles », c’est-à-dire des vues incompossibles, et qui pourtant coexistent ensemble. Cette coexistence, qui définit l'espace cubiste, n'est pas étrangère au temps. Puisque comprendre est avant tout une affaire temporelle où la sensation immédiate du mouvement anticipe l’intelligence de l’œuvre à proprement parler, on conçoit dès lors, que cette anticipation (qui est le double inversé de la rétrospection du possible) prenne la forme d’un rythme. Associant l’idée de profondeur à l’idée de simultanéité, Picasso désigne l’alliance de la temporalité et de la spatialité.
[1] Dans l’introduction à la version française, écrite en 1914-1915, Kahnweiler met en avant certaines problématiques telles que le conflit qu’il y a entre l’unité du tableau et la multiplicité du monde extérieur qu’il doit refléter. Afin de sauvegarder l’unité primordiale interne et faire ainsi incorporer la multiplicité dans l’unité, Picasso recourt à des moyens comme la déformation, ou « défiguration ». Cf. Daniel-Henri Kahnweiler, La montée du cubisme (1914-1915), in Confessions Esthétiques, Gallimard, Paris 1963.
[2] Cf. Albert Fournier, Demeures du temps retrouvé, Éditions françaises réunis, Paris 1971 p. 304.
[3] Max Jacob, Art poétique, 1922, Éditions Emile-Paul frères, Paris, p. 64.
[4] Marianne DeKoven, “Gertrude Stein and Modern Painting: Beyond Literary Cubism”, in Contemporary Literature, vol. 22, no. 1, (pp. 81-95), hiver 1981, pp. 82-84.
[5] Winthrup Judkins, “Toward a Reinterpretation of Cubism”, in Art Bulletin, 30 décembre 1948, pp. 275-76.