Le cône renversé, le lieu de la conscience mémoire

Dans la période analytique, le tableau est essentiellement le lieu de la conscience-mémoire. Crée comme un couronnement de cette étape, dans Nature morte au piano (1911) - Museum Berggruen, Berlin, Picasso introduit l'image qui condense la thèse centrale de Matière et mémoire : le cône renversé.

 

L’image du cône renversé est l’image-temps et, en tant que telle, elle occupe une place centrale. Elle est le «germe cristallin» qui donne vie à l’immense univers cristallisable. Saisissant cette puissance germinatrice du signe dans l’art de Picasso, Maurice Raynal va parler vers 1918 d’un soi-disant « cubisme cristal ».

 

Outre son déploiement quantitatif ou spatial, cette nature morte offre une richesse qualitative, psychologique ; les figures ne sont plus juxtaposées, mais superposées et interchangeables grâce à leur transparence. Comme dans la conscience ou comme dans la mémoire. Elles sont chargées de mille émotions, sensations, sentiments. Chacune d’entre elles est unique dans son émergence dans l’ordre du visible : pour embrasser toute sa complexité originelle, il faut revivre sa propre vie, habiter sa propre conscience, s’immerger dans le flux de sa mémoire impersonnelle. L’image se génère à rebours, avançant vers l’observateur, à la même manière que le souvenir s’actualise dans la perception (le « souvenir future »): Au lieu d’adopter un premier plan à partir duquel, par les moyens de la perspective, on produit l’illusion d’une profondeur fictive, le peintre part d’un fond de tableau établi et figuré par lui. À partir de là, il fait venir en avant une sorte de schéma formel, où la position de chaque objet est clairement exposée par rapport au fond établi et par rapport aux autres objets[1]. Le trompe-l’œil est remplacé par le trompe-l’esprit. Plutôt que d’exprimer des sentiments, l’Art tende à les imprimer en nous; elle ne fait que suggérer, et une fois qu’elle trouve les moyens les plus efficaces, se décharge volontairement d’imiter la nature. Comme l’art, cette dernière procède par suggestions, mais elle ne dispose du rythme.

En introduisant pour la première fois dans la dialectique de la peinture des lettres qui renvoient à la musique (lettres CORT marque de piano CORTES fragmenté comme l'image), Picasso rappelle la métaphore musicale utilisée par Bergson pour illustrer le concept de durée. Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson emploie la mélodie comme image de la durée et assimile rythme et mesure, la périodicité rythmique permettant l’intuition de la durée. Comme dans une mélodie, tout est compris dans la capacité d'amplification de l'ensemble constitué par l’image-germe du cône renversé. Chez un rythmicien génial tel que Picasso, la durée n’est pas figée mais contribue à l’univers visuel en devenant intuitive. Tout est naturel car le rythme du tableau est la déconstruction d’une construction. C’est-à-dire qu’il utilise les procédés classiques d’écriture mais les utilise comme un pivot pour l’imagination et non pas comme un pivot pour la formalisation. Chez Picasso, la peinture est totalement intuitive car ce que nous ressentons en la regardant nous pousse intuitivement à nous projeter dans notre imagination. Mais, comme chez Bergson, rien n’est figé car tous les éléments de chaque note sont perpétuellement en mouvement et sont unis les uns aux autres. Picasso crée alors des signes musicales qui toutes contribuent au déroulement de l’imagination tout en les construisant de manière fusionnelle. C’est-à-dire que chacun de ces signes apporte à l’image un élément fondamental de la mélodie picturale, qui n’accède à son identité visuelle, ne trouve son image que lorsque que l’assemblage visuel est complété. Ainsi, la peinture de Picasso nous projette intuitivement dans notre imaginaire qui par la diversité des sentiments musicaux nous montre une scène en perpétuelle évolution.

 

A certains moments, la réalité est toute proche, à d’autres elle s’éloigne. La marée monte ou descend, mais la mer est toujours là… Durée ? Art !

 

[1] Daniel-Henri Kahnweiler, Confessions esthétiques, Paris, Hermann, 1963, pp. 31-32.

Picasso, Nature morte sur un piano, 1911/12