Chercher l’âme intérieure de l’objet

À l'appui de nos hypothèses sur le rapport entre l’art de Picasso et la philosophie de Bergson, nous avons choisi deux œuvres qui définissent le fil conducteur de l'interprétation de notre position. Si la première anticipe les problématiques, dans la deuxième Picasso cite explicitement une des images clef de la philosophie d’Henri Bergson, celle du cône renversé, dans laquelle Picasso puise un fondement à ses intuitions d’artiste. Le temps, la mémoire, sont présents dans ces œuvres tant au niveau iconographique que de celui de la perception, car les œuvres nécessitent une lecture dynamique, tant dans le cas de la sculpture que de la peinture dont la grande extension horizontale ne permet pas une prise de vue immédiate de l'ensemble. C'est sur le plan de l'action, de la matière, du présent que le corps agit grâce aux souvenirs accumulés, qui constituent sa mémoire, son expérience.

Dans le processus de création de la sculpture en ronde-bosse intitulé Pomme (1909-1910), comme dans sa mise en visibilité, l’œil de l’artiste aussi bien que celui de l’observateur l’intériorisent, la dévorent, en la soumettant à un épluchage visuel qui permet d’en pénétrer l’intériorité. On s’arrête quand la figure de la pomme apparaît. Nullement intégrable dans un espace perspectif où la lumière glisserait sur elle sans l’affecter, cette sculpture provoque elle-même un espace et un temps propres. L’objet, ronde par excellence, tourne sur lui-même, le regard de l’observateur devant suivre la rotation de ses plans ellipsoïdaux, superposés en spirale.

Ceux-ci offrent une représentation analogue aux degrés des marches d'un escalier, sur lesquelles le regard se pose pour monter ou descendre. Ils fonctionnent telles des flèches ostensives, inférentielles, qui invitent l’observateur à une lecture active de l’objet. Le décodage est dirigé davantage sur des actions qu’il faut exécuter pour faire sien l’objet contemplé. Tant l'énonciateur que l'énonciataire sont ainsi impliqués dans le dispositif de création de l’œuvre. Descendre ! : c’est l’action qui nous fait exécuter le mot d’ordre pour Soffici, et qui l’oppose à l’impératif salire (monter) de Marinetti.

Suivant ces indications, les yeux dentés de l’observateur découvrent l’âme intérieure de l’objet. Cette œuvre il faut, littéralement, la ‘manger des yeux’, elle arrache des éclats à un espace qui la mord à son tour. La perception sensible se veut ici complète, plus proche que jamais de l’objet au point de pénétrer dans son intimité organisationnelle. À l’instar de Max Jacob, qui conseille aux jeunes artistes de placer, comme le chanteur, la voix dans le ventre, Picasso entraine le lecteur à placer son regard dans le ventre. La qualité d’une œuvre ne consiste pas dans la force avec laquelle le sentiment qui est suggéré prend possession du lecteur, mais plutôt dans la richesse de ce sentiment, de son aspect multiple : en d’autres termes, au-delà des degrés d’intensité, on peut distinguer des degrés de profondeur ou d’élévation. Regard et pomme, sujet et objet, s’interchangent dans l’action de mordre-voir. En tant qu’expression de liberté, l’acte artistique est pour Picasso la reprise en possession de ce que Bergson appelle le moi fondamental. C’est reprendre possession de soi. C’est se replacer dans la pure durée.

Picasso, pomme
Picasso, pomme
Picasso, pomme
Picasso, pomme
Picasso, pomme
Picasso, pomme
Picasso, pomme