Grâce à Soffici, Severini et Jarry, la pensée bergsonienne arrive à Picasso de manière ‘digérée’, alimentant l’esthétique de son art. L’originalité consiste dans la façon dont il assimile tout cela en se l’appropriant comme une méthode de création qui lui permet un dépassement du caractère discontinu de son propre moi et en vue de la construction de l’image absolutisée d’un créateur. Pendant les années hermétiques, son art se détache peu à peu du monde réel et référentiel, se ramassant sur lui-même. Les objets sont fragmentés, analysés et rassemblés dans une forme qui se rapproche de l’abstraction au lieu d’être des objets représentés et clairement identifiables et observés à partir un seul point de vue. La continuité rassurante de l’esprit est niée. À partir des Demoiselles d’Avignon, qui est un jalon marquant dans l’ensemble de l’œuvre de Picasso, la mémoire cesse d’être un simple réservoir de souvenirs pour l’artiste. Elle devient un processus dynamique de recentrement du moi. Une mémoire riche et bien fournie n’est pas une collection d’empreintes, mais un ensemble d’associations dynamiques.
Comme dans l’œuvre de Jarry, en contemplant les toiles de Picasso de cette période, l’esprit humain risque sans cesse de sombrer dans la folie, par des ruptures que l’artiste applique dans le continuum images-fond. Les surfaces se croisent au hasard, enlevant à l’ensemble tout le sens cohérent de la profondeur. Selon Jarry, les véritables artistes ne prennent pas de notes : ils font confiance à leur mémoire pour dégager leurs souvenirs de leurs éléments secondaires ; ils ne contemplent pas le paysage, mais filent à toute allure pour emmagasiner rapidement le plus d’images abstraites possible[1].
Comme un clin d’œil à la métaphore du fleuve Jarry, Picasso dira de lui-même : » Je suis comme un fleuve qui continue à couler, roulant avec lui les arbres déracinés par le courant, les chiens crevés, les déchets de toute sorte et les miasmes qui y prolifèrent.»[2]
L’image de l’artiste-fleuve illustre très bien la dynamique de la durée bergsonienne, et la méthode intuitionniste adoptée par Picasso. C’est le mouvement de la peinture qui intéresse Picasso. Cette dynamique ne découle pas de l’évanescente temporalité héraclitéenne, mais, comme dans la mémoire bergsonienne, elle conserve et accumule dans son arrière-plan bouillonnant, agissant de manière créative dans l’intégration du présent et la projection de futures interventions efficaces. Si l’interprétation du temps chez Platon et Aristote pouvait recevoir une caution de l’activité artistique, si tout s’écoulait et si rien ne demeurait, l’art ne pourrait alors tout simplement pas exister. C’est le paradoxe au cœur de l’art futuriste qui sera à l’origine de sa propre négation.
Les images analytiques semblent émerger de l’arrière-plan de la mémoire, du temps, du désir, la surface crevassée témoignant de ce fond actif, qui reflue telle une meta-phorein qui porte le regard au-delà du visible, de la surface. L’éclairage ne tient plus compte de l’extérieur, mais il est un éclairage intérieur émis vers l'extérieur. Être et devenir s’y mêlent comme dans la durée, où le passé demeure présent. L’œil aveugle de sa prison, franchi les limites d’une cécité imposée par la perception, pénétrant dans une réalité plus profonde qui vibre sous la croûte solidifiée du visible. Aux yeux de Soffici, la surface des toiles analytiques de Picasso explosent comme sous une poussée intérieure en une myriade de fragments qui laissent entrevoir dans les fissures qui les séparent l’intériorité, le lac taurin, l’océan apollinaire il sezionabile contesto interiore (le contexte intérieur sectionné). Cette force créatrice, cette poussée irrésistible est l’élan vital.
[1] « Si l’homme a été assez génial’ pour inventer la bicyclette, […] il devait se servir de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes; car servir les aliments à l'esprit broyés et brouillés épargne le travail des oubliettes destructives de la mémoire, et l'esprit peut d'autant plus aisément après cette assimilation recréer des formes et couleurs nouvelles selon soi. » Alfred Jarry, Œuvres Complètes, 3 vols (Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1972-1988), vol. I (1972), pp. 769-770.
[2] Picasso cit. par Françoise Gilot, in Françoise Gilot, Lake Carlton, Françoise Life with Picasso (New York, McGraw Hill, 1964), éd. fr. par Calman-Lévy, 1965, p. 116.