« L’intuitionnisme de Picasso » : Les demoiselles d’Avignon

C’est à ce moment que Picasso entre dans sa phase historique de révolution de l’art, en concevant Les demoiselles d’Avignon, et en se libérant de la doctrine symboliste qui avait caractérisé ses périodes bleue et rose. Dans la nouvelle vision du peintre, l’intuitionnisme occupe une place centrale, rendant possible un retour à la spontanéité et à la plénitude de l’instinct vital[1]. Bergson est un élément de confrontation inévitable dans cette ivresse suscitée par l’idée de la conquête du monde. Les discussions de Picasso avec Papini et Soffici, comme celles qu’il eut avec Max Jacob et Gertrude Stein, lui apportent les idées dont il avait besoin. Dans l’optique de Papini, comme dans celle de Gertrude Stein, la pensée de Bergson se trouve intimement associées aux fondements du pragmatisme de William James. Véritable « champ de manœuvre », comme l’a décrit Salmon, Les Demoiselles d’Avignon est un témoignage visuel de « l’élan vital » au sens du philosophe Henri Bergson, un révélateur du désir d'innover, inhérent à l'esprit créateur de l’artiste, et ce n'est peut-être pas un hasard si le premier titre donné à l’œuvre par Picasso était « Le bordel philosophique ». La capacité inhérente à la « conscience coextensive à la vie » de se retourner sur elle-même pour se placer sous l’angle d’une « vision intégrale » du mouvement vital, est l’une des thèses essentielles de Bergson[2] qui se trouve confirmée par cette peinture révolutionnaire[3].

Grâce à l’entremise de Soffici, Picasso fait la connaissance du futuriste Filippo Tommaso Marinetti, considéré par Wyndham Lewis comme un ‘pur-sang bergsonien’. Selon Fernande Olivier, cette rencontre était inévitable. Elle précise que l’« irruption» des futuristes à Montmartre en 1910, ne pouvait que naturellement les mettre au contact de Picasso[4] qui était une référence incontournable pour ces artistes dont l’œuvre exaltait l’énergie novatrice et la modernité et dont la poétique vitaliste se revendiquait de Bergson. L’opportunisme caractéristique du théoricien de ce mouvement, Marinetti, le poussait à côtoyer des gens dont il était assuré qu’ils pouvaient lui permettre de réaliser les objectifs ambitieux qu’il s’était fixés. Il nous semble que les rapports de Marinetti avec Picasso et avec Apollinaire, qu’il connaissait depuis 1906[5], peuvent se placer sous le même éclairage. Étant donné l’abondante bibliographie qui traite de ce sujet et des liens d’amitié de l’époque entre Picasso et Apollinaire, il nous paraît superflu d'en parler. Par-delà cette amitié, Picasso avait une très haute estime de l’écrivain. Apollinaire détenait à l’époque dans sa bibliothèque les écrits de Bergson, comme l’Essai sur les données immédiates de la conscience[6]. La portée philosophique de ces textes dont il a pris connaissance par le biais d’Apollinaire a probablement eu une incidence sur l’approche conceptuelle de Picasso. Fernande Olivier se souvient des discussions interminables dans la chambre d’hôtel de ce dernier avec Apollinaire, l’auteur du manifeste de L’Antitradition futuriste[7].

C’est en plein accord avec Severini, - qui considère que « Marinetti ne se souciait que des papillons bigarrées et éphémères de la publicité [et qu’il voyait les choses] non pas du point de vue de l’art ou de l’intérêt de l’art, mais dans la seule optique d’un effet à produire[8] » - que Soffici accuse ultérieurement les futuristes de se détourner des principes réels de la philosophie bergsonienne dont ils revendiquaient l'ascendance théorique. L’entente avec Soffici ne pouvait être que brève et éphémère. La polémique éclate bientôt à l’intérieur du Futurisme et la scission est inévitable entre les toscans et les milanais. Ces derniers, sous l’égide du pape Marinetti, ne pouvaient pas faire longtemps bon ménage avec les premiers.

Pour affirmer l’originalité du mouvement futuriste, Marinetti n’hésite pas à renier la filiation avec les symbolistes français qu’il avait, par ses déclamations de vers dans plusieurs théâtres italiens, contribué à faire connaître. « Tuons le clair de lune ! » proclame-t-il ; ce clair de lune dont les symbolistes, avec leurs regards toujours tournés vers le passé, sont accusés d’être les derniers amants. Tout à l’opposé de cet esprit, le toscan Soffici recherchait la modernité dans le réalisme psychologique radical de Baudelaire et dans la philosophie bergsonienne. Il considère que l’art de Picasso est le seul à respecter la véritable essence de cette philosophie.

 

[1] Cf. Giovanni Papini, “Enrico Bergson”, (1911), repris in 24 cervelli, Milan, Facchi Editore, 1919, pp. 285-95.

[2] Lorsque l’ouvrage paraît, en mai 1907, c’est précédé d’une introduction qui en fixe les thèses jugées essentielles par son auteur.

[3] L’évolution créatrice est publiée en 1907 et son succès fut presque instantané, dépassant considérablement le cercle étroit des philosophes et envahissant la grande presse et le milieu des avant-gardes artistiques. Au même moment que Picasso se détache de l'influence symboliste et se tourne vers le primitivisme de l’art africain, Bergson oppose le vitalisme à l'idée dominatrice de la toute-puissance divine promue par les catholiques. C’est le début d’une longue et dure bataille idéologique entre Bergson et son vitalisme, et la pensée catholique de Rome. Elle va connaître son apogée sept ans plus tard, quand les textes de Bergson seront mis à l’index.

[4] Fernande Olivier, Picasso et ses amis, Collection « Ateliers », Paris, Stock, 1933, p. 213.

[5] Cf. André Salmon, Souvenirs sans fin, Paris, Les Éditions de la Nouvelle France, 1945, vol. I, p. 217.

[6] Cf. Un détour par la philosophie, in Laurence Campa, Apollinaire. Critique littéraire, paris, Champion, 2002, chap. III : Les combats esthétiques d’Apollinaire, p. 96.

[7] Fernande Olivier, Picasso et ses amis, cit., p. 213.

[8] « (…) la quantité était donc pour lui plus importante que la qualité ». Gino Severini, La vita di un pittore, Milan, Feltrinelli, pp. 76 et 93.

Picasso, Les demoiselles d'Avignon, 1907
Filippo Tommaso Marinetti