On n’aurait pourtant encore rien dit de l’intérêt que pourrait susciter ce mélange idéologique entre le pragmatisme de James et la philosophie bergsonienne au sujet d’un artiste étranger comme Picasso si l’on n’ajoutait pas à tout cela l’ambiance, le climat particulier propre à la sociabilité de certains ateliers comme le Bateau Lavoir, où un mélange de solidarité, de tolérance et d’émulation permit que les plus surprenantes inventions de l’art moderne y furent réalisées.
C’est à cette époque que Gaston Rageot parle dans le cadre du Ve Congrès international de philosophie, d’une soi-disant « osmose intercontinentale » : d’un double transfert entre le bergsonisme et le pragmatisme de William James[1]. Cette complémentarité est un aspect important, parce qu’elle nous permet de comprendre sinon la filiation directe, du moins la ‘sympathie’ que pouvait susciter, dans ce contexte, une philosophie cosmopolite comme celle de Bergson, surtout pour des artistes comme Picasso et Gertrude Stein, immigrés en France, dans le pays le plus fermé sur lui-même, « le plus indifférent à tout ce qui est étranger », comme l’affirme Jean Cassou.
Entre 1900 et 1904, le Bateau Lavoir est occupé principalement par deux groupes d'artistes : des italiens et des espagnols[2]. Picasso y arrive en 1904 et y demeure jusqu'en 1909, y gardant un atelier jusqu'en 1912. Il se lie d’une très forte amitié avec Ardengo Soffici, qui est alors le plus célèbre parmi les artistes italiens du Bateau-Lavoir. Soffici est un connaisseur de Bergson, qu’il considère, à l’instar de Papini, comme l’un des plus grands philosophes de son temps. Soffici trouve en Picasso une solution à son « atroce solitude au sein d’une ville populeuse comme Paris », à « l’ambiance détestable et à l’idiotie » auxquelles se trouvaient confrontés les artistes étrangers qui travaillaient à l’époque à Paris[3]. La connaissance qu’ils firent de Bergson amorce pour Soffici et Papini une perspective identitaire qui leur permet de conférer un relief spéculatif à leur quête d’une identité nationale et européenne. Ils intériorisent les théories de Bergson, en les pliant à leurs propres besoins. Les peintures de Picasso datant de cette période, témoignent, selon Kahnweiler, des conversations de l’artiste avec les personnes qui ne font pas partie de son proche entourage[4].
Dès 1903, Soffici rejoint le groupe néo-symboliste de la revue La Plume. Picasso et Max Jacob y collaborent eux-aussi. Parmi les fervents participants aux soirées organisées par cette revue on retrouve deux autres figures du milieu intellectuel parisien qui ont transposé la théorie bergsonienne de la connaissance dans le domaine de l’esthétique : Paul Fort et Alfred Jarry.
Les liens de Soffici avec le groupe de l’Abbaye de Créteil[5], son rapprochement du groupe Vers et Prose réuni autour de Paul Fort, à la Closerie des Lilas, - écrivains qui se réclamaient tous de l’auteur de l’ « Introduction à la métaphysique » et des Données immédiates - font de lui un pont entre Picasso et les idées suscitées au sein du bergsonisme. Parce qu’il est italien, ou plutôt florentin, il ne cesse de souligner sa consanguinité avec Picasso, dont les racines italiennes en font presque un frère. Nul n’ignore que la mauvaise connaissance de la langue française par Picasso ne pouvait lui offrir le loisir de lire les ouvrages de Bergson, mais il arrive à s'en approcher par l’entremise du florentin Ardengo Soffici.
[1] « Le bergsonisme est d’origine nettement transatlantique », affirme Rageot, signalant l’apport de James dans la façon non-française de Bergson d'incorporer des sciences médicales comme la physiologie et la pathologie à la métaphysique. Cf. Gaston Rageot, Cinquième Congrès international de philosophie, «Revue philosophique», no. 60, Paris 1905, p. 84
[2] Regroupés autour de Paco Durrio.
[3] Soffici rencontre Picasso et Max Jacob en 1901, dans les bureaux de la revue Cri de Paris.
[4] Daniel-Henry Kahnweiler, Der Weg zum Kubismus (München, 1920), Stuttgart, Neuauflage, 1958, pp. 17-19.
[5] Renè Arcos, Albert Gleizes, Charles Vidrac, Alexandre Mercereau, Georges Duhamel, Henri-Martin Barzun.