L’élan vital, une aptitude à générer une image plurielle comme l’image cubiste

Influencé par les visions intérieures de son ami Max, par sa ‘Voix intérieure’, Picasso parle du rôle du vécu artistique, faisant ainsi une claire distinction entre l’objet artistique et le sujet. Il discerne entre l’image dont parle Bergson, identifiable à une occurrence visuelle intérieure qui émerge sur la ligne de crête de la conscience, lors de l’exposition d’une pensée à autrui et l’image «voisine de l’intuition», dont l’artiste « peut avoir besoin pour lui-même, et qui reste souvent inexprimée ».[1]

Max Jacob pense que le geste artistique est une Révélation qui scelle l’alliance de la vie extérieure et de la vie intérieure. Pour cette raison, il exhorte les artistes à extérioriser la perle, à jeter dans le monde le diamant que Dieu a placé en nous (sic)[2]. Pour Picasso, c’est en cela que réside tout le secret de l’art : « le peintre confie à la peinture cette obligation qui est de l’ordre d’une urgence de le décharger de ses sensations et de ses visions ».[3]

À l’instar de Bergson, la signification donnée par Max Jacob à cette exigence de l’artiste, à cette poussée dynamique intérieure, est celle de l’élan vital, le seul apte à générer une image plurielle comme l’image cubiste. Pour donner à percevoir visuellement une telle évidence, Max traduit le concept bergsonien d’élan vital par la conversion d’un schéma en image, d’un schéma dynamique notamment.

Il place l’artiste [Picasso], représenté par un point fixe, au milieu d’un système d'ellipses de formes semblables et concentriques. Il lui oppose ensuite une nouvelle semence, une autre ellipse, et indique le chemin de son sujet le long de cette ellipse par le biais des flèches multidirectionnels. Le sujet circule sur l’ellipse, d’abord près de l’artiste, puis s’en éloigne… s’en éloigne, tourne et vire à gauche… il disparaît presque, mais il l’observe, alors il revient vers lui. Il reste toujours au centre ; il lui faut diriger et ne pas l’être soi-même pour attirer le lecteur et quelquefois le perdre, « on peut faire ‘sauter’ le sujet sur une ellipse mais à l’envers ! » et ainsi de suite, peut-être une troisième fois, si le sujet s’y prête etc. Deleuze distingue entre l’appel au souvenir comme le saut par lequel on s’installe dans le passé en général, et le rappel de l’image comme lorsqu’on est déjà installé à un niveau précis du passé. On pourrait parler d’une invocation suivie d’une évocation comme dans une séance de spiritisme. Max Jacob met en rapport cette methode avec le cubisme. La proximité de Picasso avec Max Jacob, marquera d’une tendance spiritualiste les peintures du cubisme analytique.

La réponse plastique que Picasso apporte au sujet de la durée bergsonienne s'élabore sur un fond de circularité et de stratification visuelle. Au niveau de la syntaxe visuelle, le signe ne se comprend qu'à l'intérieur de l’image totale, et le tout à partir de la partie. Il s’instaure, de même, un dialogue entre les plans superposés du tableau : la surface renvoie à la profondeur, la profondeur à la surface.

Lorsque l’analyse se perd dans ses propres méandres, il est nécessaire de se retourner vers le point, notamment à la genèse qui comprend in nuce la totalité de l’œuvre et donc sa signification. Le point est la conscience temporelle du tableau. En tant que représentation temporelle, celui-ci comporte deux niveaux distincts bien que souvent confondus. En poursuivant le raisonnement proposé par Bergson, si l’on fait abstraction d’une représentation en terme spatial, nous comprenons que le temps n’est pas qu’une succession d’éléments qui nous sont extérieurs, mais qu’il dépend bien de ce que nous sommes et de ce que nous éprouvons, du point de vue de notre « moi profond ».

Les circonstances imposent un autre « changement de point de vue ».

 

[1] Émile Bréhier, Les études bergsoniennes, vol. II, Albin Michel, Paris 1949, pp. 198-99.

[2] Lettre de Max Jacob à Marcel Béalu [1923], in Pierre Andreu, Max Jacob, Conversions célèbres, Paris, Wesmael-Chariler, p. 95.

[3] Christian Zervos, Conversation avec Picasso, Paris, Cahiers d’art, no. 7, octobre 1935, pp. 173-78.

Picasso, L'Homme à la mandoline, 1911
Picasso, L'Homme à la guitare, 1911