Cette approche permet à l’artiste de situer le lieu d’émergence de l’œuvre dans un contexte temporel le plus proche du degré zéro, là où s’esquisse le point de remplissage du vide blanc de la toile, qui devient ensuite la ligne vectorielle du temps, là où se conçoit le point germinal, la source des proliférations plastiques ultérieures. Dès lors, la démarche de Picasso se précise quand il affirme qu’il procède par destructions, par une «somme de destructions» : cela consiste à se mettre en quête de ce qui pourra rendre soudain le vide actif. À l’inverse de la plupart de ses confrères, il s’efforce de débusquer, par une fouille exploratoire, en même temps qu’analytique des signes de cette écriture hermétique, ce qui était moins de l’ordre du tangible que du manque : ce qui avait irrémédiablement disparu, ce qui avait été emporté où s’était simplement décomposé et subsistait pourtant, en même temps, dans le creux d’une vacuité : les espaces vides, les intervalles ou formes vides. L’œuvre analytique de Picasso, comme le dit Deleuze – trouve dans le creux, dans le négatif sa raison d’être, son prétexte. Car c’est bien d’une pré-image qu’il s’agit. Picasso ne s’abstient pas de rattacher l’herméneutique du vide, du creux, de l’intervalle, au déploiement de son récit. Le blanc de la toile se remplit des signes calligraphiques qui servent à retrouver, ou tout bonnement à créer, le sens qui s’est égaré. Le vide comprend in nuce toute la vie d’une œuvre, que l’ébranlement intervenue dans la configuration de l’image avait éparpillée sur la surface du tableau.
On est en présence d’une image stratifiée. De ce fait, l’espace est le dernier témoin d’une finalité, d’un aboutissement plastique et d’une totalité signifiante. Il contient en négatif la genèse de ce monde visuel, son originement. Le vide n’était, par conséquent, pas intégral. Il s’organise autour d’un point, d’un signe sans l’estomper, car l’estompage serait ici un ‘remplissage’, il lui donnerait un début de sens, à tout le moins, une orientation. Et ce ‘début’ de sens est aussi pour Picasso la fin. Il s’agit d’une sémantique des passages, des intervalles, des tempuscules[1], qui fixe les modalités de l’inscription dans la durée. Comme dans la durée bergsonienne, l’image est indistincte ; elle n’a pas éclaté, elle n’est pas éclatée. Il n’y a qu’une ligne d’horizon, au loin, au-delà de la surface, dans les profondeurs, - un seuil visible. Encore faut-il gagner l’horizon, voir la forme, encore faut-il le franchir… il n’est question de rien d’autre que de combler la distance entre des réalités perceptives d’une image ‘durative’ qui se développe en surface comme en profondeur. C’est la philosophie bergsonienne de la durée comme celle de l’intuition qui fournit à Picasso le moyen de se livrer à ce complexe excursus artistique. Son art puise à plus d’une reprise à la source bergsonienne, le temps de l’œuvre se fondant sur une durée féconde à l’évidence.
Ce schéma, qui permet de visualiser le processus de création artistique de Picasso, se calque parfaitement sur la méthode intuitive de Bergson. Elle consiste à ‘sauter’ au centre, après avoir visé tous les points. Analysant sa propre démarche artistique, Picasso remarque qu’elle est comme une suite de « coq-à-l’âne », une série de « sauts d’un sommet à l’autre ». En commençant à travailler à une œuvre, Picasso déclare avoir la sensation de sauter dans le vide. Mais, qu'est-ce que cela signifie, sinon l’élan vital ? Qu’est l’élan vital selon Bergson ? C’est une ‘image’. Plus précisément, c’est une image qui représente un élan. L’élan « d’un sauteur qui se lance sur un tremplin pour sauter »[2]. S'agit-il ici de simples coïncidences ou de la reformulation des théories bergsoniennes dans les champs littéraires et artistiques?
[1] Le tempuscule correspond au seuil de détermination en deçà duquel « la valeur de vérité des propositions du contexte théorique de référence reste indéterminé ». Selon cette hypothèse, l’instant abandonne son statut ponctuel (stricto sensu) pour investir un champ d’autonomie ouvert sur un ensemble minimal de sens. Bertrand Westphal, La Géocritique, Réel, Fiction, Espace, Les Editions de Minuit, 2007.
[2] Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Félix Alcan, Presses Universitaires de France, Paris 1951, « Première partie, Viser », pp. 4-5.