Des Paysannes d’Andorre aux Demoiselles d’Avignon. L’importance du rideau, un « signe »

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Les esquisses des Demoiselles d’Avignon montrent l’évolution des Deux femmes nues en «demoiselles»144. Dans ces œuvres, le rideau est le voile qui sépare le profane du sacré et les déesses nous invitent, nous spectateurs, à franchir cette limite. Elles écartent le rideau pour déchirer le voile et avancer vers l’intérieur de nous-même145. Cette avancée a lieu dans leur temple initiatique, un «temple-bordel» où la divinité s’unit charnellement à l’initié.146. Ce dernier meurt (comme le grain de blé gosolan, enterré en hiver ou sans lune) dans le monde profane pour renaître dans un monde supérieur (comme le grain de blé au printemps et la lune qui réapparaît). Les Paysannes, leur éventail (symbole du cycle éternel de mort et résurrection) et les rites agricoles gosolans nous conduisent vers la tâche essentielle de l’homme : mourir dans le monde matériel et renaître dans le spirituel.

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Les «signes» picassiens visibles deviennent invisibles si nous ne connaissons pas l’histoire de référence. La progressive méconnaissance du Monde Antique et l’identification du sexe comme une pulsion mécanique assouvie dans les maisons closes, n’ont pas permis à la critique d’envisager le sexe comme le faisait l’artiste, comme quelque chose de sacré et de sauvage à la fois, union d’animalité et de mysticisme. Dans les Demoiselles, Picasso revient à l’ancienne fonction sacrée de la sexualité, la mise en scène magique de la procréation comme source de vie et de développement spirituel147.

 Les Paysannes d’Andorre portent en elles la graine de la peinture la plus importante du XXème siècle, Les Demoiselles d’Avignon. Le cycle de mort et de résurrection que subissent Les Demoiselles pour accéder à la divinité de la femme au centre de la composition est précédé par la transformation de deux Paysannes Andorranes en déesses, suivant les danses et les rites gosolans. Séparer la peinture de Picasso du contexte de Gósol, de l’art roman et des fêtes agricoles primitives nous empêche de comprendre non seulement l’œuvre de cette période, mais aussi l’évolution des Paysannes d’Andorre jusqu’aux Demoiselles d’Avignon, une grande théophanie pagano-chrétienne dans laquelle Picasso cache et dévoile le processus par lequel l’homme accède à la divinité. Les deux Andorranes nous ont conduit jusqu’au «temple-bordel» où commence l’aventure cubiste. Mais ceci est une autre histoire.

 

Conxita Boncompte Cou

Docteur en histoire de l’art et peintre

 

Notes

144. Ce processus complexe n’est pas le sujet principal de cet article et je ne souligne ici que les aspects pertinents pour le sujet présent. Pour l’étude des Demoiselles d’Avignon, voir : BONCOMPTE, 2009, op.cit., pp. 525-598.

145. CIRLOT, JUAN EDUARDO, op. cit., p. 149.

146. Souvenons-nous de l’ancien lien entre sexe et religion et de la mise en scène de l’union charnelle avec la divinité dans les rites initiatiques. Voir, entre autres : L. FIERZ DAVID, op cit., pp. 170-171.

147. Picasso va insister sur cette thématique dans la série de gravures Raphaël et La Fornarina, 1968.