Les Paysannes d’Andorre, la danse et la fertilité, les déesses et la mort.

De retour à Paris (17 août 1906), Picasso travailla séparément à deux images de couple, les Paysannes d’Andorre et Composition : paysans, qui faisaient toutes deux partie d’une grande composition sur le thème de la danse dans le Carnet catalan. La première chose que fit l’artiste fut de déshabiller les Paysannes et, avec sa réputation de séducteur, quand Picasso déshabille une femme tous pensent : «quel noceur». Picasso aimait certes beaucoup les femmes mais il était aussi un génie et allait au-delà de ça. Il explorait tous les aspects de la femme, pas seulement son physique. Les vêtements protègent notre intimité (sinon, pourquoi les porter en été?) et Picasso, quand il déshabille une femme, soulève cette cuirasse extérieure pour chercher ce qu’elle a de plus intime et de plus sacré. À Paris, en déshabillant les Paysannes, il fait ce qu’il avait fait à Gósol avec Fernande (Nu couché, Grand nu rose)138 cherchant dans son intimité l’étincelle de son âme divine, et l’âme est représentée nue.

À Paris, les Paysannes d’Andorre vivent les mêmes métamorphoses que les danseurs. Dans Deux femmes nues (aquarelle de la collection H. Liesenfeld), ( fig  53) elles deviennent clairement pompéiennes et Picasso se transforme, lui aussi, en artiste pompéien. Il signe : «Picasso fecit», comme le fait le peintre classique de l’une des fresques qui l’a inspiré, une œuvre monochrome intitulée Les joueurs d’osselets139. Les Paysannes d’Andorre ont aussi une dette envers ce mural. Picasso transforma peu à peu les Paysannes, en accentuant les traits les plus fertiles de leurs corps et en transmettant parfois l’idée de fécondité avec le lait qui jaillit d’un sein (Deux femmes nues, dessin, collection Davis).(fig. 54  Mais l’artiste souhaitait aussi introduire un élément primitif qui placerait ces femmes dans le monde archaïque des rites montagnards et il transforme les Paysannes en personnages si primaires qu’elles en deviennent simiesques (Deux femmes nues, au Contemporary Art Establishment de Zürich)( fig  55 ) . Ici à nouveau, elles semblent mère et fille, comme dans les Joueurs d’osselets et dans les Paysannes d’Andorre.

Parallèlement il continue à travailler sur le couple de Composition : paysans, dont les protagonistes originaux étaient le vieux contrebandier Fontdevila et sa petite-fille. Mais, comme nous l’avons vu, ils se transforment eux aussi, comme tout chez Picasso. Les personnages représentent Picasso lui-même, Bacchus et la petite-fille qui «porte la mort», Perséphone. Cette métamorphose, qui pour Palau i Fabre était l’une des plus frappantes de l’œuvre de l’artiste140,  cesse d’être mystérieuse si nous lisons les «signes» picassiens. Pour les reconnaître, nous devons retourner à la célébration gosolane du «boc».

Dans les dessins parisiens, Bacchus est représenté littéralement comme un bouc (l’un des alter egos de Bacchus) et il tente la jeune gosolane avec les plaisirs de la corne d’abondance (voir Nu et faune, collection Curt Valentin)( fig  56) , car selon la tradition gosolane, celui qui trouve l’esprit du dernier blé (le «boc ») obtiendra de grandes richesses tout l’année141. Le «boc» s’offre lui-même ainsi que le prix, à la jeune chercheuse («petite-fille de Fontdevila-Perséphone»). Le «boc» fertilise le champ de blé et son «amour» (voir le Cupidon dans Faune, Cupidon et nu, collection particulière)( fig  57) transforme aussi la jeune fille en une femme fertile (voir Nu et faune, Collection Mrs. Alex L. Hillman. New York).( fig  58)  La figure de la fille acquiert les proportions des Vénus préhistoriques et devient, par elle-même, l’image archaïque de la fertilité. Le «boc» comme symbole de la fertilité n’est donc plus nécessaire et disparaît dans les esquisses postérieures.( fig  59-60)

Le «boc» picassien peut être aussi primitif que le génie ou le dieu du grain dans les peintures rupestres (Cueva de los letreros) ( fig.  61 ) ou plus élégant, comme dans le trépied pompéien de Julia Felix fig.  62 ). Picasso dans Faune, Cupidon et nu ( fig .  57 ) raconte la même histoire qu’une mosaïque pompéienne où nous reconnaissons les deux divinités du blé, le «boc» et la déesse couronnée d’une gerbe (Cérès, Déméter, Perséphone...), leurs deux corps montrant des signes de fertilité ( Fig  63 ) . La fonction du phallus en érection du «boc» pompéien est remplacée poétiquement par la flèche de Cupidon dans Faune, Cupidon et nu de Picasso.

À un moment donné, Picasso fit fusionner l’histoire des Paysannes d’Andorre (Fig 1 ) et celle du «boc». L’artiste, dans un style qui reprend essentiellement les traits de l’art roman, de la peinture pompéienne et de la sculpture archaïque, transcende le modèle physique des Paysannes d’Andorre. Derrière les masques de deux danseuses populaires, Picasso extrait l’esprit de Déméter et Perséphone, comme nous pouvons le voir dans les Deux femmes nues du MoMA (fig  64). Les deux déesses, mère et fille, présidaient ensemble le culte éleusinien, le culte du blé, le culte du cycle de mort et de résurrection que nous annonçait l’éventail des Paysannes, le culte le plus lié à la terre-mère primitive. La Perséphone gosolane, la petite-fille de Fontdevila, dans Composition : paysans, la fille qui portait la mort, s’est fondue dans l’une des Paysannes d’Andorre. Les Paysannes d’Andorre deviennent donc les Deux femmes nues du MoMA de New York.

Dans Deux femmes nues, Picasso évoque Déméter et Perséphone, mère et fille, dénommées «les deux déesses» (To Theo) telles qu’elles sont représentées dans le bas-relief grec, sans différences d’âge car elles sont divines et intemporelles. Les gestes de Deux femmes nues viennent de modèles religieux. La main qui s’appuie sur l’épaule se retrouve chez les prêtresses pompéiennes142 et celle qui tire le rideau est celle de la Sybille Érythrée (la plus savante des sibylles) de Michel-Ange, tournant les feuilles du livre du savoir143.  (fig  65)

Les Deux femmes nues du MoMA, (l’évolution des Paysannes d’Andorre), Déméter et Perséphone, ouvrent un rideau et nous invitent à pénétrer dans leur temple d’initiation pour y acquérir le savoir et l’immortalité de l’âme. ( fig.  66 )

 

Notes

138. Voir les études sur ces œuvres dans BONCOMPTE, 2009 , op. cit., pp. 453-484.

139. « Alexander fecit ». Voir l’image et les commentaires sur Les joueurs d’osselets. Fresque monochrome d’Herculanum au Musée archéologique national de Naples. GUSMAN, op. cit., p. 383.

140. Palau i Fabre, JOSEP Picasso vivant, op. cit., 466.

141. AMADES, JOAN, op. cit, Vol. III, p. 784-785.

142. Cette pose est reproduite dans l’image appelée Santa (XIIIème siècle) de Sant Miquel d’Enclar à Andorre.

143. Dans le catalogue de l’exposition et de la vente aux enchères des fresques de Boscoreale, que Picasso a dû voir et lire, les figures de la villa pompéienne sont comparées avec celles de Miquel-Ange dans la Chapelle Sixtine. SAMBON, ARTHUR, op. cit.