Les Paysannes d’Andorre. L’importance de l’éventail, un «signe»

Les dimensions des Paysannes d’Andorre sont celles d’une œuvre d’atelier que l’artiste a dessinée, probablement à partir d’esquisses prises sur le vif adaptées aux modèles pompéiens et aux masques romans. Pour Picasso, le modèle de base est la reproduction que P. Gusman fait de la fresque intitulée Le repas (FIG 2) dont Picasso avait déjà tiré le modèle masculin dans Le Harem. Picasso s’inspira de la figure féminine principale de la fresque pour la jeune Andorrane de droite : les mouvements des bras, des mains, le couvre-chef, les boucles qui en sortent, le dessin du visage, l’impassibilité, l’ombre, le trait et la disproportion qui s’établit entre cette figure et la femme à gauche. Il conserve également le contraste entre la frontalité de la figure à droite et l’angle de celle de gauche, avec ses bras placés plus bas, en remplaçant la petite boîte par un éventail. Le visage de la figure la plus petite, moins clair dans l’original, est redéfini par Picasso. L’artiste lui conserve l’expression qu’elle a dans la fresque, ainsi que l’ombre et le couvre-chef, mais la structure est celle d’un masque roman. Dans Femme habillée et femme nue (Metropolitan, N.Y.), Fig  46 Picasso garde l’opposition entre nu et habillé de l’original pompéien. Femme jeune debout ( fig  47 ) et Femme à l’éventail, ( fig  48)  de format réduit et d’exécution rapide, pourraient être des esquisses préparatoires. Si l’on compare ces esquisses avec les Paysannes d’Andorre, on remarque le traitement soigné de l’artiste dans ces dernières. Le trait est délicat, lent, presque affectueux, créant une impression de calme. Elles ont la rigidité de la statuaire classique. Les esquisses représentent des femmes ordinaires tandis que Les paysannes sont plus proches de la dignité des portraits divinisés de Fernande.

L’artiste a étudié la posture, le mouvement de leurs bras, de leurs doigts, de leurs têtes, de leurs cheveux… Il a étudié l’effet de composition des espaces vides et des pleins qui se forment au centre, l’équilibre entre les mouvements des mains, et la ligne du col des vestes. L’art de Picasso transforme des montagnardes simples en figures hiératiques, distantes du spectateur, mais affectueuses entre elles. Elles pourraient être mère (la plus petite) et fille (la plus grande). Leurs regards semblent tournés plus vers l’intérieur que vers l’extérieur, elles sont réservées, mystérieuses.

Leurs visages ovales, leurs nez droits et leurs figures fines sont aussi caractéristiques des femmes de ces montagnes, d’Andorre, du Pallars, de Gósol… Leurs vêtements sont les habits de fête typiques que possédaient même les plus pauvres126. Elles semblent s’être habillées pour aller danser127. Les bijoux se limitent à deux broches et l’une d’elles portent des boucles d’oreille. L’éventail se détache dans ce contexte d’austérité, en particulier car il ne figurait généralement pas dans les possessions des femmes de montagne128. C’est un détail qui est passé inaperçu puisqu’il a été considéré comme propre à la femme Espagnole en général, sans tenir compte du fait que dans les villages de montagne, en Catalogne ou en Andorre, les femmes n’avaient pas d’éventail129. L’éventail est ici aussi forcé que le geste du bras de la femme, qui le place au milieu du dessin. Dans Paysannes d’Andorre, Picasso a placé l’éventail, qu’il avait donné discrètement à la jeune femme du Couple, ( Fig 49 ) au centre de la composition. Rappelons que dans l’original pompéien était représentée une petite boîte, et non pas un éventail. Pour une raison quelconque, Picasso accorde une importance à cet objet qui, comme nous l’avons mentionné, est déplacé.

L’œuvre porte en elle-même la graine de son évolution : l’artiste, sans finir de dessiner la jupe de la seconde femme, travaille déjà sur la transformation de la tête de la première qui, comme nous avons déjà indiqué, n’était pas clairement définie dans la fresque pompéienne (voir les modèles pompéiens : Le repas ( fig.  2 ) et Les joueurs d’osselets ( fig  50 ). Comme dans les portraits de Fernande, Picasso s’éloigne à nouveau du modèle physique et rapproche les traits de la femme du prototype du masque roman. Le masque roman est le fil conducteur entre les portraits datant de cet été et permet à Picasso, comme nous l’avons déjà indiqué, d’aller au-delà de la représentation physique pour chercher l’âme divine de la personne représentée.

Ce n’est pas la première fois que Picasso a dessiné dans une œuvre un éventail dont la signification est difficile à interpréter. L’énigmatique éventail des Paysannes d’Andorre est également mystérieux dans la Femme à l’éventail, ( Fig  51) peinte par l’artiste l’année antérieure. Dans ce tableau, une jeune femme semble dire au revoir à quelqu’un avec la main droite tout en tenant avec la gauche un éventail, sans raison apparente. Dans Femme à l’éventail, comme dans les Paysannes d’Andorre, Picasso transforme la femme plus ou moins «réelle» que nous voyons dans l’esquisse préliminaire en un être distant, supérieur, différent. Il part d’une représentation physique et finit par transmettre la force intérieure supérieure que contient cette incarnation physique.

Meyer Schapiro a découvert que le modèle et le mouvement de la Femme à l’éventail évoquent ceux d’Auguste dans Tu Marcellus eris dans le tableau d’Ingres130. Si nous allons plus loin, nous pouvons ajouter qu’étant donné que les appropriations stylistiques de Picasso ne sont généralement pas arbitraires mais liées à la thématique de l’original, pour comprendre la signification de l’éventail il faut comprendre celle du modèle qu’il remplace. Dans Femme à l’éventail, l’éventail noir occupe la place du corps d’Octavia (dans Tu Marcellus eris), sœur d’Auguste, qui venait de s’évanouir après avoir entendu évoquer l’assassinat de son fils. Le sujet est l’assassinat dramatique du fils d’Octavia, probablement causé par Livia, la femme d’Auguste, qui regarde le corps d’Octavia depuis la gauche. Il semble131 que la protagoniste de Femme à l’éventail évoque la maîtresse de l’artiste, Madeleine, qui avait subi un avortement, l’assassinat (aussi) d’un fils132. L’avortement avait été accepté ou induit par Picasso. Le peintre venait de commencer une nouvelle relation avec Fernande Olivier et Richardson pense que ceci constituait l’un des motifs de l’avortement133.

( fig 52 )

Livia avait commandé le meurtre du fils d’Octavia, successeur d’Auguste, pour que son fils puisse prendre la place de l’héritier. Picasso, en adoptant ce modèle esthétique et son esprit, identifie son drame familial avec un archétype du monde classique. Picasso élève la souffrance et le sacrifice de son petit groupe à un stade supérieur et éternel. Et,  l’artiste le savait parfaitement, retravailler la version d’un maître permet de conquérir une part de son éternité134.   

Dans Femme à l’éventail, l’éventail noir et fermé qui remplace le corps d’Octavia, est un «signe» qui parle de la mort. L’éventail est un objet qui se plie et cette caractéristique est associée aux phases de la lune qui croît jusqu’à la pleine lune et décroît jusqu’à sa disparition, pour renaître quelques jours après, dans un cycle éternel de mort et de résurrection. Comme symbole lunaire, il se rapporte à la femme et à ses cycles de fertilité135. L’éventail nous parle de vie et de mort, de la fertilité féminine et de sa dépendance envers le cosmos.

Un an plus tard, Picasso récupéra l’éventail et sa signification dans les Paysannes d’Andorre. En tant que symbole de fertilité  mort-résurrection, l’éventail ramène également à Composition : paysans.

La dépendance des Andorranes envers les cycles de la nature pour leur survie renforce le symbolisme de l’éventail. Placé au centre, frôlant les deux femmes, il est essentiel pour interpréter l’œuvre et sa future évolution. Étant donné son emplacement et son lien avec la fertilité féminine, l’éventail pourrait aussi faire allusion à la possible relation mère-fille des deux Paysannes.

G. Tinterow pense que les Paysannes d’Andorre et ses esquisses étaient destinées à une composition appelée La danse 136 comme c’était le cas pour Berger avec corbeille et Composition : paysans 137. Ces dernières pièces, nous l’avons vu, étaient liées aux cérémonies de fertilité et aux danses. Il est important de rappeler que la danse était une pantomime de métamorphose et exigeait un masque (roman) à la fois pour cacher les danseurs et faciliter leur transformation en dieux ou démons, comme avec la métamorphose des Paysannes d’Andorre à Paris.

 

Notes

126. Voir GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit.

127. Tinterow, comme d’autres, pense que Picasso avait rencontré les deux Andorranes dans un bal local. TINTEROW, GARY, Master drawings by Picasso. Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum, 1981, pp. 70 et 71. Catalogue de l’exposition présentée au Fogg Art Museum de Cambridge (Massachussetts) en 1981. Sur le fait que ces gens ne possédaient que deux tenues (une pour travailler et une pour danser), voir GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, op. cit.

128. Selon diverses sources (personnes âgées) des pré-Pyrénées et des Pyrénées.

129. Gary Tinterow, dans son article sur les Paysannes affirme, à mon avis par erreur, que l’éventail était un accessoire courant dans les costumes de danse. Tinterow, comme la plupart des chercheurs étrangers, ne fait probablement pas la distinction entre les coutumes catalanes et les coutumes d’autres régions d’Espagne,  et il ne tient pas compte des restrictions de la vie dans ces hautes montagnes. Voir TINTEROW, GARY, Master drawings by Picasso. Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum, 1981, pp. 70-71. Catalogue de l’exposition présentée au Fogg Art Museum de Cambridge (Massachussetts) en 1981.

130. SCHAPIRO, MEYER «Mujer con abanico de Picasso. Sobre la transformación y la autotransformación (1976)», El arte moderno. Madrid, Alianza (Alianza Forma), 1988. (Édition originale : Picasso’s Woman with a Fan : On Transformation and Self-Transformation, 1968), pp. 95-101.

131. Étant donné la ressemblance avec les portraits de Madeleine.

132. Richardson explique que Madeleine a avorté avec le consentement de l’artiste qui a commencé à cette époque une liaison intermittente avec Fernande. Il mentionne aussi que les tendres images de mères et d’enfants datent de cette époque et que Picasso a fondu les traits du visage d’Alice Derain avec ceux de Madeleine et Margot. Voir RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), pp. 303-307. Je pense que Femme à l’éventail fait partie de ce processus et que c’est aussi  l’œuvre qui traite avec le plus de profondeur le sujet de la mort d’un enfant et ses implications.

133. RICHARDSON, JOHN op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 303.

134. PÉLADAN, SÂR, op cit., p. 309.

135. CIRLOT, JUAN EDUARDO, op. cit., p. 49.

136. TINTEROW, GARY Master drawings by Picasso .Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum, 1981.  Pp. 70-71. Catalogue de l’exposition présentée au Fogg Art Museum de Cambridge (Massachussetts) en 1981.

137. COOPER, DOUGLAS, op. cit.