Thématique des peintures gosolanes de Picasso. Portraits divinisés et célébrations

3-Portraits divinisés de Fernande Olivier : la Femme aux pains FIg  27

Picasso a peint à Gósol plusieurs portraits de Fernande adaptant son image aux modèles des divinités païennes sous-jacentes dans les coutumes de Gósol. Il s’agit des déesses protectrices des travaux des champs et de la fertilité. Le syncrétisme religieux va conduire Picasso à un syncrétisme plastique qui se traduit par la fusion de modèles pompéiens (païens) et romans (chrétiens).

Dans les portraits de Fernande, l’artiste transcende le modèle physique pour atteindre l’âme divine de la personne représentée97, en exprimant l’être supérieur en elle, par opposition à sa personne physique, terrienne98. Il avance ainsi la recherche qu’il poursuivra par la suite avec les Paysannes d’Andorre.

Dans la Femme aux pains99, Picasso représente Fernande en porteuse de pains gosolane, comme une divinité païenne protectrice du blé et comme Vierge de Gósol. Les taciturnes porteuses de pains gosolanes ébauchées par Picasso acquièrent, dans ce portrait, la majesté et la distance des déesses païennes. Les épis qui couronnent Cérès deviennent chez Picasso le produit final : la miche de pain. Le visage schématisé de Fernande n’est ni inexpressif ni impersonnel, comme il a été dit, mais distant parce que divin100. Picasso trouve à Gósol le masque qui lui permet d’exprimer la divinité que cache tout être humain (selon les religions païennes) dans les «visages-masques» des vierges romanes101. Picasso veut peindre l’âme divine de Fernande et l’art roman lui fournit le modèle.  La sculpture romane est, comme le dit André Malraux, «parmi les arts occidentaux, celui qui se rapproche le plus de la divinité, du principe de ce qui ne se voit pas»102.

Fig- 28-29-30

Fig - 6

Le recours au schématisme roman, à l’idée de masque divin, n’est ni gratuit ni simplement plastique, il est lié à une conception élevée et mystique de la peinture103, à un projet qui va culminer avec les Demoiselles d’Avignon.

Dans la Femme aux pains, le peintre évoque la figure, qui survivait au début du XXème siècle, de la Mestressa dels blats, la Dame des blés. Elle était la perpétuation païenne de la déesse du blé, la descendante de Déméter, Perséphone, Cérès, Cybèle, protectrice des récoltes et de la fertilité des champs.104 Le syncrétisme païen-chrétien de cette figure mythique est saisi par Picasso dans la Femme aux pains. L’artiste peint l’idée classique de la divinité dans l’être humain dans ses portraits de Fernande et, ultérieurement, dans Paysannes d’Andorre. C’est une vision laïque de la divinité, ou une vision divine de l’humain. C’est l’union de l’homme et de dieu105.

 Fig.  31-32-33

4- Anciennes célébrations agricoles : Berger avec corbeille et Composition : paysans

Fig  34-35

Les fêtes agricoles se célébraient entre mai et août (les mois pendant lesquels Picasso a séjourné à Gósol) et gardaient un fort contenu rituel. Les montagnes brillaient des feux de joie, et s’animaient de danses, musiques, jeux et chansons. Les danses avaient deux objectifs : le culte aux divinités, d’un côté, et de l’autre côté le culte aux forces naturelles et à la fertilité106.

Plongé dans ce milieu, Picasso décide de réaliser une macro-composition sur le sujet de la Danse, et Berger avec corbeille ainsi que Composition : paysans auraient fait partie de ce tableau qu’il n’a pas peint, du moins pas comme un ensemble physique de danseurs107.  Il semble aussi108 que les Paysannes d’Andorre allaient danser et, comme nous allons le voir, elles sont étroitement liées à Composition : paysans.

Parler de danse, dans un contexte de célébration archaïque, nous oblige considérer le rôle symbolique de la danse. Pour J.E. Cirlot, la danse est l’une des plus anciennes formes de magie. Elle est une pantomime de métamorphose (c’est pour cela qu’elle exige un masque, pour permettre et cacher la transformation) qui tend à transformer le danseur en dieu ou en démon. La danse incarne l’énergie éternelle. Les danses de gens enlacés symbolisent le mariage cosmique, l’union du ciel et de la terre109. Les Paysannes d’Andorre, leur transformation, masques et objectifs, peuvent se comprendre dans ce contexte.

 

Procédons par étapes et voyons d’abord, Composition : paysans et Berger avec corbeille. Les deux compositions sont liées à la danse, au blé et au lait, les aliments auxquels les cultes les plus anciens étaient dédiés.

Dans Berger avec corbeille 110, Picasso évoque une phase de la fête traditionnelle du Ball de la llet de Gósol, une danse sur le thème du lait, avec des modèles tirés des fresques pompéiens. Il reproduit les aplats d’encre, la juxtaposition des images et les tons terreux de ces peintures, suggérant leur traitement inégal et transparent. Le corps du berger est celui du Thésée pompéien et les bœufs remplacent le Minotaure.

Fig  36-37-38-39-40

La frange du Berger avec corbeille est un signe d’identité de Picasso, caractéristique de ses autoportraits. L’artiste, qui signait ses lettres «Pau de Gósol» (« Pau » signifie « Pablo » en catalan) se transforme ici en berger gosolan et s’attribue l’image mythique de Thésée.

Fig  41

Le jeune Berger avec corbeille participe au rite ancestral du Bal de la llet. Le bal commençait la veille de la Saint-Jean quand les jeunes célibataires partaient dans la montagne avec les bergers, allumaient des feux de joie, trayaient le bétail, faisaient du mató (un fromage frais local, utilisé aussi occasionnellement en catalan pour désigner le sperme lors de réunions masculines débridées) et, le lendemain matin, redescendaient ce mató au village (moment représenté dans Berger avec corbeille) pour le partager. Dans l’après-midi, les garçons participant au rite exécutaient une danse spéciale autour du mató restant. Après quoi ces mêmes jeunes dansaient une autre danse avec les filles célibataires. Le Bal de la llet est une célébration magique qui conserve encore les différentes phases d’un ancien rite centré sur la première traite des troupeaux de la montagne. C’est un rite de fertilité lié au lait et, apparemment, à la fertilité des participants111. Comme nous l’avons mentionné auparavant, ces notions de danse et de fertilité se retrouvent dans les Paysannes d’Andorre et leur évolution.

Composition : paysans représente une cérémonie agricole liée à la moisson et à la fertilité du blé112.

Fig 35-42

Les modèles employés ici par Picasso sont, à nouveau, païens (Bacchus et Ménades originaires des processions et lararia ainsi que Thésée) et chrétiens (Saint Joseph et l’enfant d’El Greco) 113. ( Fig  43 )La juxtaposition des figures et les tons terreux de la composition proviennent de fresques pompéiennes. La tentative de géométrisation de la surface picturale qui a mené à Picasso au précubisme des Demoiselles d’Avignon est inspirée par les mosaïques romaines louées par le peintre M. Denis114. Le titre de son traité Théories. Du symbolisme et de  Gauguin vers un nouvel ordre classique (1890-1910) nous aide à comprendre le contexte dans lequel s’est développé le processus gosolan de Picasso.

Fig  44

À Gósol, la célébration de la moisson présente une particularité : la croyance en un génie du blé appelé le «boc» (bouc), l’esprit du dernier blé. C’est un génie indigène, précurseur des divinités gréco-romaines (Déméter, Perséphone, Cérès, Cybèle). Celui qui s’emparait du «bocarrot», s’assurait le succès des récoltes, la richesse et la prospérité chez lui (voir Nu et faune, 1906) 115. ( fig .56) Le dernier blé était considéré comme étant le réceptacle d’un génie («boc») qui assurait la prospérité et méritait un culte spécial. Pendant l’époque grecque et romaine, les offrandes qui lui étaient faites étaient dédiées aux déesses mentionnées ci-dessus116, qui sont associées aux Paysannes d’Andorre et à la Femme aux pains.

Dans la région du Berguedà (Gósol), le plus vieux participant aux tâches de la moisson était considéré le patriarche du travail et ses opinions prévalaient117. À l’origine, la figure masculine de Composition : paysans était Josep Fontdevila (qui avait plus de 90 ans et était probablement le patriarche), un paysan actif, contrebandier et l’aubergiste avec lequel s’identifiait Picasso. L’artiste était fasciné par la personnalité de cet homme et s’est représenté plus tard lui-même comme Fontdevila118. 

 La figure féminine était la petite-fille de Fontdevila119. La fillette avait attrapé une maladie qui pouvait être contagieuse et mortelle, causant le départ de Picasso de Gósol120. La petite-fille de Fontdevila (portant un bouquet de fleurs), donc, «porte la mort». Le nom de Perséphone, déesse des morts et de la fertilité (symbolisée par les fleurs), successeure du «boc», signifie aussi «celle qui porte la mort». Perséphone meurt et renaît cycliquement, comme le blé. Perséphone et Déméter présidaient le culte du blé et Picasso a peint Perséphone à plusieurs reprises, comme une petite fille avec des fleurs (Famille de Saltimbanques, 1905 ou Minotaure aveugle guidé par une fillette, 1934) 121.( FIg 45)

La figure principale de Composition : paysans évoque les images de Bacchus et de Fontdevila, dans lesquels Picasso se transforme. L’artiste se représente avec la petite-fille de Fontdevila qui est Perséphone, «celle qui porte la mort». Bacchus, dieu des morts et de la fertilité (comme Perséphone) est symbolisé traditionnellement par un «boc» (bouc), un taureau ou un cerf. Ici, Bacchus sous forme de bouc est le dieu masculin du blé et Perséphone le féminin. Bacchus et Perséphone, contenus dans le dernier blé gosolan, représentent le cycle éternel de mort et de résurrection dans la nature et chez l’homme. Un cycle symbolisé aussi par l’éventail des Paysannes d’Andorre.

Pendant son séjour à Gósol, Picasso a eu le privilège d’assister aux derniers vestiges des rites de fertilité dans les fêtes agricoles locales. Par la magie de la peinture, l’artiste est devenu un participant actif122. Les rites gosolans lui ont donné l’occasion de s’associer avec les dieux pour contrôler les forces de la nature (l’artiste s’est toujours considéré comme un dieu, un sorcier, un prêtre, un monseigneur) 123. Picasso gagnerait ainsi le contrôle de la fertilité, qui, pour un artiste, se manifeste aussi dans son oeuvre124.

Le couple de Composition : paysans sera essentiel dans l’évolution des Paysannes d’Andorre. La transformation de ses protagonistes, Bacchus et Perséphone, rejoint la métamorphose des Paysannes d’Andorre. Ils se fondront ensemble et de cette fusion surgiront les Deux femmes nues du MoMA, préambule des Demoiselles d’Avignon.

Selon Picasso : «Il y a des toiles desquelles on peut tirer des enfants; avec d’autres ce n’est pas possible. Les bonnes, après ça elles nous guident. Ce sont des cannes de vieillesse!! Elles sortent, elles sortent !! Comme des pigeons des chapeaux»125. Picasso a eu de nombreux enfants avec Paysannes d’Andorre. En moins d’une année, elles avaient engendré Les Demoiselles d’Avignon. Les rites de fertilité gosolans ont été efficaces. 

Les «Paysannes d’Andorre» ( Fig 1 )

Tout comme Gauguin se rendit aux îles Marquises cherchant chez leurs idoles et leurs femmes des vérités cosmogoniques plus anciennes que celles qu’il avait trouvées à Tahiti, Picasso voyait aussi dans les deux paysannes d’Andorre le symbole d’un monde plus primitif que celui de Gosól. Un monde qui, comme nous l’avons vu auparavant, dépendait plus étroitement que ses voisins des cycles de la nature pour sa survie.

 

Notes

97. Idées défendues par Sâr Péladan dans PÉLADAN, SÂR, op. cit., pp. 240, 241 et 242, 318, 324 et 333 parmi d’autres.

98. OTTO, WALTER F. Los dioses de Grecia, Madrid. Ediciones Siruela, 2003, pp.90, 231 et 234 parmi d’autres.

99. Voir des autres portraits divinisés de Fernande, où l’artiste suit la même méthode dans BONCOMPTE 2009, op. cit., pp. 453-485.

100. « Le visage divin n’exprime pas la volonté (...) aucun excès ne déchire le grand caractère de son expression... » OTTO, WALTER, op cit., p. 231.

101. Immortels et sans âge : tels sont les traits de la divinité. OTTO, WALTER., op. cit., pp. 136 et 231.

102. MALRAUX, ANDRÉ, op. cit., p. 151.

103. Idées défendues par Sâr Péladan dans PÉLADAN, op. cit., pp. 240, 241 et 242, 318, 324 et 333, parmi d’autres.

104. AMADES, JOAN, op. cit., Vol. III, p. 785.

105. « L’unité du dieu et de l’homme dans l’essence primitive. Telle est la pensée grecque ». OTTO, WALTER F, op. cit., p. 231.

106. AMADES, JOAN, op. cit., Vol. III, pp. 335-342.

107. Selon les notes de l’artiste dans le Carnet Catalan et ainsi que le confirme Douglas Cooper. COOPER, DOUGLAS. Picasso. Carnet catalan. Album fac-similé 12 x 8 cm, Paris, Berggruen, 1958.

108. Voir AA. VV. Picasso 1905-1906. Barcelone, Electa, 1992, pp. 326-8 et TINTEROW, GARY Master drawings by Picasso. Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum, 1981, pp. 70-71.

Catalogue de l’exposition présentée au Fogg Art Museum de Cambridge (Massachussetts), 1981.

109. CIRLOT, JUAN EDUARDO, op. cit., p. 164.

110. Voir BONCOMPTE, 2009, op. cit., pp. 485-490.

111. AMADES, JOAN, op. cit., Vol. IV, p. 218.

112. Voir dans BONCOMPTE, 2009, op. cit., pp. 485-487 et 492-504.

113. Au sujet du Saint Josep et l’enfant, voir RICHARDSON, JOHN, op. cit. et (1881-1906), p. 448.

114. « Je veux évoquer les grandes mosaïques romaines, concilier le recours aux grands moyens décoratifs avec les émotions naturelles, directes… » (1898). Recueilli par YVARS, JOAQUÍN « Ejercicios espirituales ». La Vanguardia, 26 Novembre 2006, Barcelone.

115. Zervos VI 804 et Palau 1331.

116. AMADES, JOAN, op.cit., Vol. III. pp. 785

117. AMADES, JOAN, op. cit., Vol. III, p. 711.

118. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906) , p. 438.

119. Tinterow, citant Richardson, pense que le modèle du dessin intitulé Tendron de Gósol (au Metropolitan de New York) est la même petite-fille de Fontdevila. Voir AA. VV. Picasso in the Metropolitan Museum of Art, New York. New Haven and London, Yale University Press, 2010, pp. 96 et 97.

120. Les motifs du départ de Picasso de Gósol sont expliqués par sa compagne, Fernande Olivier, dans ses deux livres. Elle ne parle d’aucune épidémie de typhus, seulement d’un cas isolé, non diagnostiqué par les médecins (il n’y en avait pas à Gósol) et elle décrit comment ils soignent la malade. Que la petite soit finalement morte ou non du typhus (si elle n’était pas diagnostiquée par le médecin, souvent la maladie n’était pas inscrite dans le Registre de décès de la paroisse pour éviter l’isolement de la famille) ou d’une autre maladie avec des symptômes similaires (forte fièvre et diarrhée), a finalement peu de poids dans le départ de l’artiste. Picasso et Fernande partent en raison de la peur « presque morbide » de Picasso de la supposée maladie mortelle de la petite. Le traumatisme psychologique dû à une maladie (dans le cas de l’artiste, la maladie et la mort de sa sœur Conchita à La Corogne) peut se transformer ensuite en panique face à la maladie. Par ailleurs, Picasso ne voulait probablement pas risquer de subir l’isolation qui aurait pu être imposée à ceux qui avaient partagé la maison de la petite fille. Selon Fernande :

« Du travail que Picasso fit là, je me souviens mal, je revois seulement quelques dessins assez fouillés qu’il en rapporta. Celui du grand-père entre autres, qu’il vendit plus tard. Il avait fait aussi le portrait de la petite fille de nos hôtes, une enfant d’une dizaine d’années qui fut la cause de notre départ précipité. Elle tomba malade de la typhoïde et on la soignait à l’aide de feuilles de tabac macérées dans du vinaigre. Pas de docteur dans ce village perdu (…) À mon plus grand chagrin, nous dûmes partir, Picasso ayant la peur presque morbide des maladies ». F. OLIVIER, op. cit., Recuerdos íntimos. Escritos para Picasso, p. 173. Voir aussi OLIVIER, FERNANDE Picasso y sus amigos. Madrid. Taurus Ediciones. 1964 (1ère édition, Stock, Paris, 1933), p. 83.

121. Voir l’analyse de Famille de saltimbanques (Les bateleurs) et Composition : paysans dans BONCOMPTE 2009, op. cit.

122. À propos de la relation entre la peinture de Picasso et la magie, voir GREEN, CRISTOPHER Picasso: Architecture and Vertigo. New Haven and London, Yale University Press, 2005, pp. 196-206.

123. Ceci serait une réponse possible à la question que pose C. Green au sujet de Picasso. Il demande sur quelle base Picasso et Miró se  considéraient comme des magiciens ou des sorciers. GREEN, CRISTOPHER op. cit., p. 206.

124. Voir la série de gravures Raphaël et La Fornarina, précisément Le Pape est bouche-bée dans son fauteuil, 1968.

125. MALRAUX, ANDRÉ, op. cit., p.127.