Thématique des peintures gosolanes de Picasso. Rites initiatiques et natures mortes votives

L’ensemble des œuvres peintes à Gósol (été 1906) peut être réparti en quatre thèmes :

1-    Œuvres inspirées des anciens rites initiatiques.

2-    Natures mortes votives.

3-    Portraits « divinisés » de Fernande Olivier.

4-    Anciennes célébrations agricoles.

Pour comprendre la signification des œuvres, il faut tenir compte de ce qu’était la peinture pour l’artiste : des signes, c’est-à-dire des symboles : «Dans la peinture, les choses sont des signes; nous les appelions des emblèmes avant la Guerre de quatorze (...) Que serait un tableau s’il n’était pas un signe?»75

Nous allons examiner quelques exemples de ces «peintures emblèmes» afin d’identifier l’atmosphère et les éléments que Picasso utilisa pour créer les Paysannes d’Andorre.

1-Œuvres inspirées des anciens rites initiatiques : Le Harem -  Fig 19 

Picasso représente sa propre initiation dans différentes œuvres76 et celle de sa compagne, Fernande, dans Le Harem77. Dans Le Harem l’artiste s’identifie avec Bacchus ou un prêtre bachique. Il officie à ce titre les rites dans lesquels il initie Fernande. Il lève, liturgiquement, le «porrón-calice» (remplaçant et seul descendant du rhyton) qui contient du vin (le sang du Christ et le symbole de Bacchus) invoquant la présence du dieu78  sur une tranche de pain (symbole de la fractio panis chrétienne, le corps du Christ et aussi celui de Bacchus démembré) 79, une saucisse, butifarra catalane phallique (le phallus de la cista mystica dionysiaque, symbole de Bacchus ressuscité)80 et des œufs (symbole de résurrection) 81. Une vieille «entremetteuse-prêtresse» a préparé le banquet rituel et l’initiée (Fernande) met en scène les parties les plus représentatives de la cérémonie, jusqu’à ce qu’elle se transforme en une bacchante qui danse, possédée par la folie divine, après son union avec le dieu82.

Fig 20-21

Ainsi que nous l’avons mentionné auparavant, Picasso utilise des objets quotidiens comme symboles. Un goûter de paysan peut être un ensemble d’objets liturgiques, et une bassine dans laquelle se lave Fernande évoque la purification de l’initiée dans les eaux de l’Ilissus ou du Jordan. Le porrón, la carafe à vin, remplace le rhyton dans les mains de Bacchus-Picasso.83 L’artiste allait par la suite se représenter à nouveau comme Bacchus dans Bacchus buvant au porrón en 195784. ( fig .  22) Le fait est que Picasso, sous une surface conventionnelle, représentait normalement quelque chose de plus : «La réalité est plus que la chose elle-même. Je cherche toujours la surréalité. La réalité est la façon de voir les choses. Un perroquet vert est aussi une salade et un perroquet vert. Celui qui ne voit rien de plus qu’un perroquet diminue sa réalité»85.

Les œuvres de certains artistes présentent aussi deux niveaux de lecture, ainsi que le décrivait Plutarque :

«Les enseignements pythagoriciens et platoniciens, comme toute la pensée traditionnelle d’ordre ésotérique ou mystique, s’expriment au moyen d’images qui font que «celui qui ne peut pas comprendre» ce qu’il y a derrière elles -et par définition le non initié- interprète de façon littérale et matérielle le sens et l’intention de l’enseignement, et pense que les intérêts du philosophe qui les formule sont centrés sur l’horizontal, le fantaisiste, l’extravagant. Donc, tous les sujets apparemment anodins, lointains ou indémontrables qui apparaissent à plusieurs reprises dans les textes platoniciens sont toujours intéressants pour leur symbolisme, et ont une correspondance ou une application à un niveau qui n’est pas celui que nous voyons à première vue86.

Dans Le Harem, pour accéder à ce second niveau il faut se souvenir que, jadis, sexe et religion étaient liés. L’union sexuelle avec la divinité faisait partie du rite initiatique 87. L’artiste l’explique par la rencontre perpendiculaire entre la saucisse catalane phallique et la forme vaginale de la miche de pain, ainsi qu’avec la carafe à côté de Fernande. La carafe est le symbole des initiés au culte éleusinien (lié au rite bachique) 88 et de l’utérus féminin où ont lieu les métamorphoses89. Ainsi le dessinait déjà Picasso dans Cadre décoré (1902).

Fig 23

2-Natures mortes votives : Nature morte avec portrait Fig  24-25-26

Beaucoup de natures mortes gosolanes sont, comme les pompéiennes, des natures mortes votives90. Lorsque les Pompéiens voulaient demander quelque chose à un dieu, ils lui érigeaient un autel fait maison avec des offrandes devant l’image de la divinité et c’est ce qu’a fait Picasso dans Nature morte au portrait91. Cet été à Gósol, Picasso et Fernande avaient eux aussi une demande à formuler : la fertilité de Fernande, car le couple voulait avoir un enfant et elle ne tombait pas enceinte. Fernande expliquait ainsi son but à son amie Alice : «Heureuse Alice, toi qui portes l’enfant de Princet, tu as dans ton ventre un Petit Poucet. J’espère que l’Espagne me fera mère moi aussi»92

Picasso, habitué aux talismans et sortilèges93, a peint un autel pour demander la fertilité de Fernande 94. Comme les pompéiens priant pour la fertilité, il a placé des objets phalliques autour d’une divinité 95. L’autel pompéien qu’il prend comme modèle était dédié à une déesse de l’abondance (fertilité).

Dans Nature morte avec tableau, l‘inscription sous la divinité, «Les questions», suit aussi le modèle des autels pompéiens. Ceci fait référence autant aux questions que se posait le couple sur la grossesse de Fernande qu’aux questions que les initiés posent quand ils arrivent au royaume des morts, présidé par Perséphone, déesse des morts, de la fertilité et de l’abondance96.

 

Notes

75. MALRAUX, ANDRÉ La tête d’obsidienne. Gallimard, Paris, 1974, p. 110.

76. Voir les études de Deux frères de face (Musée Picasso, Paris), Deux adolescents (National Gallery, Washington) ou Les Adolescents (Musée de l’Orangerie, Paris), BONCOMPTE, 2009, op. cit.

77. Aussi dans Deux frères de face, La jeune fille à la chèvre, etc. Voir l’analyse de ces œuvres dans BONCOMPTE, 2009, op. cit.

78. FIERZ-DAVID, LINDA, La villa de los misterios de Pompeya. Ed. Atalanta, Gérone, 2007 (Première édition Dreaming in red, Spring publications, 2005), p.121.

79. La tarte coupée représentait le corps de Bacchus. « La tarte coupée en morceaux est un élément comestible qui a été coupé pour être mangé de façon rituelle », voir L. FIERZDAVID, op cit., p.84.

80. L. FIERZ-DAVID, op cit., p. 50 et 124; GAZDA, ELAINE K., The Villa of the Mysteries in Pompeii. Ancient Rituel Modern Muse. Ann Arbor, The Kelsey Museum of Archeology et The University of Michigan Museum of Art, 2000, p. 46 et KERÉNYI, KARL Eleusis. Madrid. Ed. Siruela. 2004, p. 87 et al.

81. CIRLOT, JUAN EDUARDO, Diccionario de símbolos. Barcelone, Ed. Labor, 1979 (3ème édition), p. 244.

82. L. FIERZ-DAVID, op cit., pp. 168-169.

83. L’opacité des symboles picassiens réside, précisément, dans leur quotidienneté (bassines, saucisses catalanes, porrons…).

84. Bacchus buvant au pórron, 1957. Eau-forte et gouache. 66 x 50 cm. Picasso, à cause de son âge, prend comme modèle le Bacchus vieux, avec barbe.

85. DESALMAND, PAUL, op. cit., p. 82.

86. PLUTARQUE Sobre los oráculos. Palma de Majorque, José J. de Olañeta Ed., 2007, p. 12.

87. SEAFORD, RICHARD « The Mysteries of Dionysos at Pompeii ». Pegasus: Classical Essays from the University of Exeter. Ed. H.W. Stubbs; L. FIERZ DAVID, op cit., pp. 170-174 et KERÉ- NYI, KARL, op. cit., pp. 69 et 74.

88. KERÉNYI, KARL, op. cit., pp. 73, 74 et 85.

89. CHEVALIER, JEAN Diccionario de los símbolos. Barcelone. Ed. Herder. 1985, p. 1048 et 1049.

90. Au sujet des natures mortes votives pompéiennes, voir : CROISILLE, JEAN MICHEL Les natures mortes campaniennes. Bruxelles. Latomus. Revue d’études Latines. 1965

91. Construire un autel n’était pas une nouveauté pour Picasso. Il en avait érigé un dans son atelier, centré sur un petit dessin de Fernande. Voir les deux livres de Fernande: OLIVIER, FERNANDE Recuerdos íntimos. Escritos para Picasso, op. cit., p. 154 (1ère éd. Souvenirs intimes : écrits pour Picasso, Calmann- Lévy, 1988) et OLIVIER, FERNANDE Picasso y sus amigos, op. cit., p. 43 (Picasso et ses amis, Stock, Paris, 1933). En plus, la tradition païenne s’était christianisée et construire des petits autels était une activité fréquente en Catalogne : enfants et adultes achetaient dans les foires des petits saints en plomb pour leurs compositions votives. (AMADES, JOAN, op. cit., Vol. VIII, p. 866).

92. CAIZERGUES, PIERRE et SECKEL, HELENE Picasso-Apollinaire. Correspondencia. Madrid. La Medusa. 2000, pp 49-52.

93. Sa compagne, Françoise Gilot, mère de deux de ses enfants, explique : « Le jour où j’ai commencé à vivre avec Pablo j’ai commencé à découvrir comment vivre avec la superstition ». GILOT, FRANÇOISE: Life with Picasso. Londres, Virago Press, 2004, pp. 217-219 (Première édition 1964, McGraw-Hill Inc.). Fernande nous parle du goût de tout le groupe pour l’occultisme, les talismans, etc. OLIVIER, FERNANDE Picasso y sus amigos, op. cit., p. 105.

94. Il lui avait déjà érigé un autel dans son atelier du Bateau-Lavoir, Paris. F. OLIVIER, Recuerdos íntimos. Escritos para Picasso, op. cit., p. 154 et OLIVIER, FERNANDE Picasso y sus amigos, op. cit., p. 43.

95. P. GUSMAN, op cit., pp. 68, 81, 100, 114-118, 125.

96. Voir étude de Nature morte avec tableau dans BONCOMPTE 2009, op. cit., pp. 343-364.