Une vente… internationale, collectionneurs et artistes courtiers

En terme quantitatif, Léonce Rosenberg, marchand et défenseur du cubisme mais surtout rival de Kahnweiler, qui réussit à se faire nommer expert pour les ventes, fut le second plus important acheteur mais son nom fut également utilisé pour le compte de ses clients souhaitant garder l’anonymat. Il est difficile de déterminer quelle proportion de ses achats était pour lui, pour son frère Paul et enfin pour ses clients et amis, tels que André Lefèvre ou Sacheverell Sitwell, écrivain et critique d’art anglais. En effet, parmi le large panel d’acheteurs, beaucoup envoyaient des amis, des agents ou achetaient sous de faux noms pour garder leurs acquisitions confidentielles.

L’assemblée présente à l’Hôtel Drouot était constituée de tous les marchands internationaux tels que Alfred Flechtheim, les frères Brummer, ou Bernheim-Jeune, Paul Guillaume, d’importants collectionneurs Alphonse Kann, la Baronne Gourgaud, André Level, Alfred Richet mais aussi les critiques d’art Maurice Raynal ou Adolphe Basler et tous les jeunes artistes de l’époque: les sculpteurs Jacques Lipchitz et son confrère Oscar Mietschaninoff, les Dadaïstes André Breton, Paul Eluard, Robert Desnos, Tristan Tzara. Amédée Ozenfant et Le Corbusier, créateurs du mouvement Puriste achetaient comme consultants pour le collectionneur Raoul La Roche. Ayant une totale confiance dans leur jugement, La Roche rassembla grâce aux ventes Kahnweiler une impressionnante collection cubiste. A la différence de nombreux collectionneurs qui revendirent rapidement leurs œuvres pour faire de rapides profits, La Roche conserva sa collection intacte jusqu'à ce qu’il en donne en 1952 une partie au Musée national d’art moderne et une seconde au Kunstmuseum Basel, complétée par un second don en 1963.  Dans une lettre à ses parents, en novembre 1921, Le Corbusier décrit l’évènement : « avons participé la semaine dernière aux ventes de séquestre Kahnweiler (toute la peinture cubiste des débuts). Avons acheté les 6 plus beaux Picasso et le plus beau Braque pour un ami. Avons conservé 2 Picasso qui sont chez moi, et un Braque chez Ozenfant tant l’occasion était belle. Le marasme a fait tomber très bas les enchères et cette peinture a été enlevée par des gens comme nous à des prix cinq fois inférieur à ceux pratiqués chez les marchands » (Lettre de Le Corbusier, 21 novembre 1921, archives Fondation Le Corbusier, Paris). Certains artistes de l’écurie Kahnweiler, plus particulièrement Léger ou Braque protestèrent avec véhémence contre l’organisation des ventes et refusèrent de prendre part au désastre annoncé mais d’autres participèrent activement comme consultant ou agent, essayant au passage de garder une part du butin.

Aux côtés d’Ozenfant et de Le Corbusier qui conservèrent des œuvres pour leur collection personnelle grâce à la générosité de La Roche, le cas d’André Breton et de Paul Eluard nécessite d’être détaillé car il est relativement représentatif de ces enchérisseurs qui acquirent des œuvres qu’ils aimaient et qu’ils n’auraient pas pu s’offrir dans d’autres circonstances mais aussi, plus ou moins malgré eux, contribuèrent à la spéculation sur les œuvres cubistes qui allait suivre les années des ventes Kahnweiler, se servant de l’art comme d’une forme de monnaie.

Picasso, tête, papiers collés, fusain et crayon graphite sur carton, 1913/ 14.