Gosolans et Andorrans

Palau, dans un exercice de liberté poétique manquant de rigueur scientifique, a introduit un facteur de confusion au sujet des Paysannes d’Andorre qu’il poursuit dans le texte qui accompagne les images. La vision subjective de Palau explique la confusion semée parmi certains lecteurs et critiques. Ces derniers, faisant confiance au prestige de l’écrivain, à sa relation personnelle avec l’artiste21 et à sa présumée connaissance du pays, peuvent avoir transcrit et répandu ses nouveaux titres pour les œuvres.

Qualifier de gosolanes les figures dessinées par Picasso à Gósol implique d’ignorer et d’appauvrir l’esprit de la vie gosolane à cette époque, car à Gósol, tout le monde n’était pas natif du village. Les vallées de la haute montagne étaient reliées entre elles et les gens des montagnes voisines allaient et venaient entre Gósol et d’autres villages tels que La Vansa, Tuixén ou Andorre... Les uns faisaient de la contrebande, d’autres travaillaient dans les mines et dormaient et mangeaient à Gósol où, pour se payer le logement et la nourriture, ils se plaçaient comme valets de ferme en prenant part également aux tâches de la maison22. En plus des valets de ferme, les maisons, à l’époque, acceptaient des garçons de ferme23. On embauchait aussi des domestiques et des travailleurs saisonniers (en particulier pour les travaux agricoles, en été) originaires des vallées voisines24. Les Andorrans, en particulier, plus pauvres que les personnes originaires d’autres régions, émigraient en France et en Espagne à la recherche d’un emploi25. Ce personnel de passage ne s’inscrivait pas au registre paroissial et par conséquent sa présence au village n’était pas prise en compte.

Il existait, en plus des contacts mentionnés entre Gósol et Andorre, des relations issues26 des transactions réalisées par les marchands ambulants et par les marchands de bétail (transhumance et foires)27. Les liens de parenté28 étaient aussi à l’origine de visites en été entre parents (quelques Gosolans s’étaient installés en Andorre, à Saint Julià de Lòria, à la Massana)29. Profitant du dégel, familles et amis traversaient le Pas des Gosolans et assistaient aux bals et fêtes qui constituaient la principale source de distraction à la montagne30.

Des relations très spéciales entre Gosolans et Andorrans naissaient de la contrebande, activité qui fascinait Picasso et qui était pratiquée par la plupart des Gosolans. Fernande Olivier, la compagne avec laquelle Picasso s’est rendu à Gósol, décrit cette activité dans son livre de mémoires :

«...presque tous les hommes (Gosolans) faisaient pour vivre de la contrebande, allumettes, tabac, que sais-je... Cela aussi était dans les coutumes de l’endroit»31.

Au fil des années, la contrebande était l’un des souvenirs les plus vifs de l’artiste sur Gósol. Il l’expliqua ainsi à son ami John Richardson :

«... (Picasso) avait l’habitude d’aller chasser à la montagne, où abondaient les cerfs et les chamois. Ces expéditions étaient surtout intéressantes pour servir de couverture pour la contrebande, l’activité économique la plus importante de la zone. La contrebande était ce dont Picasso se souvenait le mieux de Gósol. Le risque, l’excitation et les profits; la façon avec laquelle des nobles hors-la-loi, notamment son ami l’aubergiste, s’affrontaient aux forces de l’ordre : tout ceci transformait le contrebandier en quelqu’un avec lequel il pouvait arriver à s’identifier, car lui aussi se sentait hors la loi»32. 

Parmi les contrebandiers, les Andorrans étaient les plus célèbres d’un réseau qui incluait des gens de toutes les vallées de la région33.  Les contrebandiers de ces montagnes  cachaient leur matériel généralement à La Seu d’Urgell qu’ils appelaient el sagrari (le tabernacle)34

La Seu, résidence de l’évêque et coprince d’Andorre, était le centre de ces vallées pyrénéennes. Les Andorrans, on l’a vu, étaient connus pour être les plus pauvres parmi les pauvres et les plus humbles parmi les paysans. Ils vivaient en marge du développement moderne, comme le décrit un voyageur britannique en 1911 :

«Dans un recoin lointain des Pyrénées, juste à l’ouest du Col du Puymorens, se trouve la petite République d’Andorre, le plus petit et singulier des pays européens. Il n’y a aucun lieu de la civilisation qui ait été moins influencé par les développements modernes ; et, en réalité, elle est un monde en elle-même. Elle ne connaît pas le chemin de fer et jusqu’à récemment elle n’avait pratiquement pas de routes; la communication avec la France ou l’Espagne se faisait seulement par des sentiers muletiers (...). La criminalité est presque inconnue dans la communauté et il n’y a ni police, ni impôts sur le commerce ou l’industrie, et très peu de droits de douane. (…) Quand la route qui est arrivée récemment jusqu’à Soldeu continuera jusqu’à la capitale, le flux de voyageurs mettra probablement fin, dans une certaine mesure, à l’état primitif extrême de la zone»35.

Les Andorrans dépendaient beaucoup plus à l’époque des cycles de la nature pour leur subsistance que leurs voisins36. Ceci est profondément lié à la signification des Paysannes d’Andorre de Picasso et à son évolution jusqu’à Deux femmes nues et aux Demoiselles d’Avignon.

Il est intéressant à ce sujet de connaître l’impression causée par Andorre à un autre étranger, le Père Antoni M. Alcover, qui parcourait les Pyrénées de langue catalane en cet été 1906. Alcover, fils de paysans majorquins, s’étonne du retard d’Andorre par rapport aux villages voisins :

« Je suis arrivé à Andorre-la-Vieille avec peu de joie, et j’en sors encore plus déçu. Cette capitale donne une idée pauvre de la Principauté : pauvre mais exacte. (...) Cette Principauté m’a fait l’effet d’une chose maigre, sans substance, rachitique, trop patriarcale, trop primitive, trop attardée. Il saute aux yeux que les villages andorrans ne sont pas mieux que leurs voisins d’Espagne, et que pour certaines choses ils sont pires, je n’ai rien à ajouter »37.

En plus de leur apparent primitivisme, le père Alcover souligne un autre aspect des Andorrans qui devait fasciner Picasso, leur liberté sauvage :

«Les rapports qui me sont donnés sont loin d’être favorables. On m’a dit que les Andorrans sont des gens très particuliers, qui, soit de l’Est comme de l’Ouest, font toujours ce qui leur convient le mieux (...) Ils sont diablement rusés pour tirer profit de tout, sans avancer le moindre sou de leur poche»38.  

Primitifs parmi les primitifs, astucieux, indépendants, catalanophones, contrebandiers... Les Andorrans ne pouvaient manquer de fasciner Picasso. Et de fait nous trouvons souvent le nom de Gósol cité en relation avec Andorre dans les documents de l’entourage picassien. Gósol n’est pas décrit en faisant référence à La Seu, à Puigcerdá ou à Berga, capitales de « comarca », mais à une principauté microscopique dont l’existence était pratiquement inconnue en dehors de la région39.  Andorre et Gósol seraient mentionnés dans les archives de la police française sur Picasso40,  dans de nombreuses études sur l’artiste41 et dans les livres de Fernande Olivier :

«Pablo décida de gagner Gósol, un petit village des Pyrénées, au-dessus du val d’Andorre...»42

L’artiste lui-même, fasciné par le monde andorran, a peut-être favorisé l’identification de Gósol avec Andorre. Dans tous les cas, Andorre avait des liens étroits avec Gósol en 1906.

Les Paysannes d’Andorre sont Andorranes depuis plus de 83 ans, et l’artiste ne s’est jamais opposé à ce titre (comme il l’a fait avec d’autres). Les liens entre Gósol et Andorre permettaient aux habitants de ce village des Pré-Pyrénées d’être habitués à la présence des Andorranes et aux particularités de ce pays. De plus, le titre qui figure au dos du dessin Paysannes d’Andorre coïncide avec le terme exact utilisé pour décrire les Andorrans, «paysans d’Andorre». Les modèles de Picasso pouvaient donc parfaitement être Andorranes ou évoquer deux Andorranes.

 

Notes

21. Une amitié, ou une relation, qui était différente de celle que Picasso a maintenu avec ses amis poètes Max Jacob, Apollinaire et même Cocteau, avec lesquels il existait un échange constant d’idées et un enrichissement mutuel. Voir, en ce sens, PALAU I FABRE, JOSEP Estimat Picasso. Barcelone, Ediciones Destino, 1997.

22. Josep Mª Farràs, propriétaire du bar Cal Coma de Fórnols (vallée de La Vansa), m’a expliqué au mois de juin 2010 que son arrière-grand-père travaillait dans ces conditions et retournait les dimanches à La Vansa. Les premières sociétés minières du Berguedà ont été créées en 1851, mais l’exploitation définitive a commencé en 1904 seulement, avec l’arrivée du carrilet (chemin de fer à voie étroite) à Guardiola. En 1906 a commencé aussi la construction de la centrale hydroélectrique de Collet qui allait par la suite fournir le courant électrique aux mines. Source : ca.wikipedia.org/wiki/Mines_de_Saldes, consulté le 6 mai 2011.

23. Beaucoup de familles andorranes envoyaient les enfants (de 10-12 ans) travailler comme domestiques. Voir : GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT Dones d’Andorra. Andorre, Crèdit Andorrà i Gala, 2006.

24. Les jeunes Andorranes allaient travailler comme domestiques en Espagne et en France depuis l’âge de 10 ou 12 ans. Les contrebandiers eux-mêmes les accompagnaient parfois, comme il est expliqué dans : GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., p.128, 154, 206 et al. Les relations entre la famille et la bonne n’étaient pas froides et hiérarchiques dans les villages de montagne. Les bonnes étaient parfois de jeunes parentes originaires d’autres villages ou vallées qui allaient gagner un salaire et apprendre. Elles étaient, dans la plupart des cas, traitées comme des membres de la famille.

25. Pour comprendre la situation de pauvreté qui existait en Andorre au début du XXème siècle, voir, entre autres : AA. VV. Andorra i els seus veïns del sud. Andorre, Societat Andorrane de les Ciències, 2004; GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit.

26. Quelques Andorrans achetaient et vendaient de l’huile, du riz, du sel... de façon ambulante par les montagnes. Voir : GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., p. 305.

27. Les montagnards se rencontraient dans les foires de bétail d’Organyà, Salàs, La Seu d’Urgell, Andorre-la-Vieille... Voir : GARCÍA PUY, ADELAIDA et M. RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., pp. 120 et 197, entres autres.

28. Il y avait eu des mariages entre Berguedans et Andorrans. Voir : GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., p. 275.

29. Josep Mª Farràs, du café Cal Coma de Fórnols, m’a expliqué (7 juin 2010)  (erreur à moi à l’original)qu’une des propriétaires de Cal Teixidor de la Massana (Andorre) desdendait de la maison Cal Climent de Fórnols (La Vansa) et que son arrière-grand-mère du côté de son père (Josep Mª Farràs) était, elle aussi, de la Massana (Andorre). Entre ces vallées, Gósol, La Vansa, Tuixén et Andorre, il existait des échanges et des mariages constants, etc. et la présence d’Andorrans et d’Andorranes était normale dans ces petits villages.

30. Ces déclarations ont été faites par des gens du pays, en particulier par une femme, appelée Conxita, qui a assisté à ma conférence sur les Paysannes d’Andorre à La Seu le 18 mai 2010. Sa famille a quitté Gósol pour Saint Julià de Lòria à Andorre il y a plusieurs générations, ainsi que la famille d’une de ses connaissances, appelée Josa, venue des environs de Gósol. Ils travaillaient tous dans le commerce du bétail. À cette époque-là, les gens étaient habitués à couvrir de longues distances à pied, et pour assister aux bals les jeunes femmes étaient prêtes à tout. Voir, en ce sens, le livre de GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit. et VILLARÓ, ALBERT « Dones avall, cabres amunt » dans AA. VV. Andorra i els seus veïns del sud (16ª Diada Andorrana XXXV Université Catalane d’Été. Prada de Conflent, 23 août 2003). Andorre, Societat Andorrana de Ciències, 2004, p. 33.

31. OLIVIER, FERNANDE Recuerdos íntimos. Escritos para Picasso. Barcelone. Ed. Parsifal. 1990 (1ère éd. : Souvenirs intimes: Écrits pour Picasso, Calman-Lévy, 1988), p.172.

32. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 438.

33. Le Père Ramon Rossell de Canillo m’a expliqué au printemps 2010 que l’un de ses prédécesseurs, pratiquait aussi la contrebande pendant les difficiles années 1920. Voir GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., pp. 70, 152, 171, 308 et al.

34. Expliqué par le Père Ramon Rossell de Canillo lors du débat postérieur à ma conférence sur les Paysannes d’Andorre, qui a eu lieu à la mairie d’Andorre-la-Vieille le 19 mai 2010.

35. FREESTON, CHARLES L. Els passos del Pirineu. (Série L’Andorra dels viatgers, 5, «Els britànics»). Andorre, édité par le Ministère des Affaires Étrangères, 2009, pp. 125 et 126.

36. Ventura Roca i Martí, dans « L’Alt Urgell i Andorra », (AA. VV. Andorra i els seus veïns del sud -16ª Diada Andorrana XXXV Université Catalane d’Été, Prada de Conflent, 23 août 2003,

Andorre. Édité par la Societat Andorrana de Ciències. 2004, p. 84) explique : « Nos grands-parents voyaient Andorre comme un pays pauvre de bergers et de gens qui vivaient de la terre et des animaux… »

37. ALCOVER SUREDA, ANTONI M. Dietari de l’excursió filològica 1906. Barcelone. Proa, Alí Bei (Enciclopèdia catalana), 2006, p. 99 et autres.

38. Dans Mª. ALCOVER SUREDA, op. cit., p. 92 et autres.

39. Même les soldats espagnols ne connaissaient pas l’existence d’Andorre : « Nous avons entendu dire que des soldats étaient descendus de la montagne. Cinq ou six filles sont allées les regarder. Il y avait un chef parmi eux, un homme d’une quarantaine d’années. Il semble qu’il ait demandé le nom du village, et les filles lui ont répondu qu’ils étaient en Andorre. “Andorre, en Espagne?” a-t-il demandé. “Non, Andorre est indépendante, dans les Pyrénées ». L’homme a alors demandé : « Et qui commande ici? », et elles lui ont proposé de l’emmener voir le Maire… ». GARCÍA PUY, ADELAIDA et RONCHERA SANTACREU, MONTSERRAT, op. cit., p. 94.

40. Il semble peu probable que la police française ait pu savoir que Picasso est parti à Gósol peu après son arrivée à Barcelone. Par conséquent, c’est l’artiste lui-même qui a dû leur communiquer cette information. Il semble également surprenant que les archives mentionnent deux séjours à Gósol, le premier en 1905 et le second en 1906. DAIX, PIERRE et ISRAËL, ARMAND : Pablo Picasso, dossier de la Préfecture de police. 1901-1940. Paris, Ed. Acatos (Ed. des catalogues raisonnés), 2003, p.32.

41. BARR, Jr., ALFRED Jr. Picasso : Fifty Years of His Art. New York, The Museum of Modern Art, New York. 1946, p. 46; FERMITGER, ANDRÉ Picasso. Paris, Librairie Général Française. Ed. Poche, 1969, p. 75; SPIES, WERNER, Tübingen, « Picasso : Pastelle, Zeichnungen, Aquarelle » Germany, Kunsthalle Tübingen, 5 avril au 1er juin 1986 et Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrheim-Westfalen, 14 juin au 27 juillet 1986, p. s/n.

42. F. OLIVIER, FERNANDE, op. cit., p. 82.