Picasso, «Je ne dis pas tout, mais je peins tout.» ...

Après cette esquisse des relations entre Gósol et Andorre, nous souhaitons souligner maintenant quelques aspects des références avec lesquelles Picasso est arrivé dans ce village de la région du Berguedà. Les références intellectuelles et artistiques de Picasso arrivant à Gósol (peinture pompéienne, religions païennes, intérêt pour l’art roman) coïncident avec certaines caractéristiques de Gósol.

Picasso, influencé par les recherches de Gauguin en Bretagne, à Tahiti et aux Marquises, est allé chercher à Gósol une sorte de primitivisme autochtone doté de racines méditerranéennes et classiques. Picasso a conservé jusqu’à sa mort un exemplaire du livre de Gauguin, Noa Noa, que lui avait offert en 1902 un ami commun, le critique d’art Charles Morice. Dans Noa Noa, Gauguin associe folklore, fables, souvenirs, mysticisme, christianisme et mythes du Pacifique pour essayer de faire comprendre son œuvre au cercle symboliste 43. Mais Picasso, plus cryptique, n’a pas suivi son exemple et n’a pas écrit sur la signification de son travail : «Je ne dis pas tout, mais je peins tout.»44   

Le séjour à Gósol a été en quelque sorte lié à l’esprit de Gauguin et de son cercle. La proposition du séjour est venue du sculpteur catalan Enric Casanovas, qui s’était déjà rendu à Gósol (avec son ami grec Venizélos)45 et qui était un adepte du mouvement classiciste de Moreas (grec également et ami de Gauguin) et de Paul Fort. Picasso assistait chaque semaine aux soirées de ce groupe.

Le fait est que classicisme et primitivisme ne sont pas opposés, alors que le «classicisme ingresque», académiquement embelli et artificieux est vraiment opposé au primitivisme. Picasso cherchait son produit à l’état pur et non pas les versions sophistiquées (Ingres) du classicisme méditerranéen de ses aînés. L’artiste est allé aux sources directes dans la peinture pompéienne. Pierre Gusman, peintre contemporain de Picasso et auteur d’un livre sur Pompéi réédité l’année du séjour de Picasso à Gósol, décrit la modernité de la peinture pompéienne et les erreurs dérivées de l’embellissement académique mentionné dans les termes suivants :

«Le dessin de ces figures est, trop souvent, médiocre, mais le trait est expressif, la facture entièrement libre, d’une habilité surprenante. Cette qualité n’a pas été bien comprise; il suffit d’ouvrir les travaux les plus riches publiés sur Pompéi (…) On sent trop cette nécessité de retoucher les Anciens, de faire mieux qu’eux; on n’arrive qu’au résultat contraire, on détruit leur brio, leur facture, pour tomber dans une convention banale, bien faite pour oublier l’étude des œuvres de cette époque (…) Les têtes ne forment toujours un ensemble, les bouches sont très peu correctes, les yeux louchent aussi parfois; mais justement ces défauts, pour nous, ne sont pas si grands et démontent cette erreur, qui heureusement commence à se dissiper, tendant à présenter l’art des Anciens comme inspiré par d’excessifs conventionnalismes»46.

Picasso prend comme modèle les peintures pompéiennes originelles, avec tout leur sens religieux, avec les «erreurs» et les défauts qui les éloignent des conventionnalismes et les rapprochent de la modernité. À la même époque, à Gósol et dans les environs, l’artiste trouve des images romanes, comme celle de la Vierge à l’enfant, dessinées de façon rudimentaire mais avec une facture expressive et libre. Ces icônes chrétiennes étaient les descendantes des divinités païennes protectrices de la fertilité : Vénus et Éros, Isis et Horus, successeurs à leur tour de cultes encore plus primitifs. Les grossières sculptures romanes locales en bois47 étaient pour Picasso l’équivalent des statues primitives que Gauguin a trouvées et reproduites à Tahiti. Les sculptures pyrénéennes, ou pré-pyrénéennes, comme les processions populaires ou les fêtes des saints patrons dans les villages (Santa Margarida, à Gósol, le 20 juillet) provenaient de modèles païens du monde classique. Gusman l’explique ainsi :

FIg. 5-6-7

«Il est curieux de constater que les chrétiens ont emprunté aux païens, pour l’exercice de leur culte, tout ce qui était compatible avec leurs dogmes et leur morale. Les objets du culte sont presque les mêmes…les abstinences, les processions (...) Dans les catacombes de Rome, les peintures chrétiennes sont, souvent, à l’origine, la contrepartie des peintures païennes et le Bon Berger était un Orphée réformé »48.

 

Notes

43. Charles Morice a co-écrit Noa Noa avec Gauguin. Le sculpteur Paco Durrio, ancien locataire de l’atelier de Picasso au Bateau-Lavoir et ami proche de Picasso et de Gauguin, considérait Picasso comme le seul successeur possible de l’artiste français. Picasso connaissait l’œuvre de Gauguin et sa recherche grâce à Durrio. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), pp. 263-264.

44. DESALMAND, PAUL Picasso por Picasso. Barcelone, Ed. Thassàlia, 1998 (1ère éd. Ramsay, Paris, 1996), p. 58.

45. F. OLIVIER, op. cit., p. 171 et RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I ( 1881-1906), p. 434 avec référence à P. DAIX et G. BOUDAILLE. op cit., p. 292.

46. GUSMAN, PIERRE, Pompéi : la ville, les mœurs, les arts. Paris, Ed. E. Gouillard, 1906 (1ère édition 1899), pp. 367 et suivantes.

47. Une autre similaire à la Vierge de Gósol serait celle de Tuixén.

48. P. GUSMAN, op. cit., pp.135 et suivantes.

Le repas. Peinture d’Herculanum au Musée archéologique de Naples
Peintures du Thermopolium de la via de Mercure. Pompéi
Procession sacrée de Cybèle, rue de l’Abondance, Pompéi.
Procession de la Vierge de Canòlich, Andorre, 1973.
Vierge de Gósol. XIIème siècle. Taille polychrome.
Vierge de Canòlich. Andorre. Second tiers du XIIème siècle.