Les sculptures romanes appartiennent à deux mondes : au primitif et au classique. Comme l’avait fait Gauguin, Picasso à Gósol fusionne de façon cohérente l’ethnologie, le folklore, le mysticisme, le christianisme, le paganisme, le classicisme, la superstition, le symbolisme, le primitivisme, les idées rosicruciennes de Sâr Péladan...49 Dans ce petit village de la région du Berguedà, le peintre va développer ses propres symboles50 à partir d’objets quotidiens. Picasso, son cercle et Gauguin, avaient tous une dette envers les idées mystiques, le concept de l’artiste comme dieu, magicien ou grand-prêtre, la fonction transcendantale de l’art, les idées occultistes, les rituels religieux païens, les idées ésotériques ou la nature mystique du sexe diffusées par Sâr Péladan51. De fait, Charles Morice, ami de Gauguin comme de Picasso, avait déjà comparé (1902) le peintre malaguène à un dieu :«On pourrait dire de lui (Picasso) qu’il est un dieu né pour retoucher le monde. Mais il est un dieu obscur, sévère»52
Il n’est donc pas surprenant qu’en 1905 le peintre se soit identifié avec Bacchus dans la gravure La danse53. Picasso avait pris note des idées de Sâr Péladan, notamment de l’idée de s’inspirer directement de la peinture pompéienne.54 La même année 1905, l’artiste rendit hommage au Grand Maître Rose-Croix avec deux portraits : Le roi («Sâr» signifie roi ou empereur) et Vieil homme à la tiare55.
Fig 8-9 10
Le monde classique intéressait Picasso depuis au moins 1902 (ainsi que le montrent les œuvres de cette année). Son amitié avec Apollinaire a renforcé cet intérêt par la suite en 190556. Mais le détonateur qui allait véritablement déclencher l’intérêt du peintre pour le classicisme a été l’exposition et la vente aux enchères des fresques de la villa pompéienne de Boscoreale à Paris.
L’exposition eut lieu dans l’une des galeries les plus visitées par Picasso, la galerie Durand-Ruel, en 1903, alors que l’artiste se trouvait à Barcelone. L’exposition fut extraordinaire car elle présentait les fresques inédites les plus spectaculaires du monde gréco-romain et leur vente fut annoncée en 1902 dans le New York Times57. Certaines des fresques de Boscoreale sont restées à Paris (au Louvre) et le catalogue de cette vente internationale a été distribué bien au-delà des limites parisiennes, assurant une large diffusion aux images et aux concepts picturaux pompéiens. Picasso, de retour à Paris en 1904, va commencer à reproduire les modèles et le chromatisme pompéiens (voir comment il introduit le rouge cinabre pompéien) dans ses compositions. On peut apprécier l’influence de ces fresques dans la réinterprétation qu’il peint pour Paul Fort (leader, avec Moreas, du mouvement classiciste) de l’œuvre la plus célèbre du catalogue mentionné, L’Athlète. Le nouvel Athlète (1905) picassien58 cherche l’aspect plastique de la fresque, reprend le chromatisme pompéien, les proportions du personnage masculin et la présence d’un homme et d’une femme dans la composition.
Fig 11 – 12
L’historiographie n’a pas tenu compte de cette exposition, ni de sa popularité, ignorant son influence sur Picasso. Jusqu’à présent, le classicisme picassien a été mis en relation avec Ingres et, ponctuellement, avec les kouroi du Louvre (en excluant les éphèbes pompéiens) 59. En ignorant cette influence, il n’avait pas été possible d’expliquer de façon satisfaisante la transition de la Période bleue à la Période rose. Les rouges et les roses pompéiens sont responsables de l’évolution des bleus vers les rouges et les roses dans la palette de Picasso. La peinture pompéienne, ses sujets et ses modèles, s’est infiltrée dans les œuvres de Picasso depuis la fin de 1904 dans une recherche qui est allée au-delà de l’emprunt stylistique et chromatique60. Mais pour différentes raisons, c’est à Gósol que l’influence pompéienne a éclaté pleinement.
Gósol, en équilibre entre le présent et le passé, a permis à l’artiste de vivre dans un lieu hors du temps et de l’espace. Les coutumes, la vie quotidienne (carafes, bols, porróns, pains, saucisses catalanes...)61, les cérémonies agricoles (anciens rites païens déguisés en chrétiens), les danses et les légendes transportent Picasso vers un monde classique et primitif. L’artiste trouve à Gósol des traditions primitives et un art autochtone, l’art roman, qu’il utilisa avec les modèles pompéiens. Mythes et croyances se perpétuent à travers différentes religions, seuls leurs noms changent62. La vie à Gósol fournit à Picasso le sentiment d’intemporalité qu’il voulait exprimer dans son art; l’immersion dans le primitivisme méditerranéen a déterminé l’œuvre de cette période63 et l’opium a ouvert la voie à cette expérience.
Fig 13 (Paysans catalans avec porrón. Carte postale de Picasso à G. Stein depuis Céret)
Cependant, par méconnaissance ou manque de curiosité, on a préféré rattacher l’œuvre gosolane à un primitivisme ibérique facilement consultable au Musée du Louvre64, sans tenir compte du fait que c’est le contexte gosolan et catalan qui fournit des informations sur le monde que cherchait Picasso dans son voyage à Gósol. Le Costumari català de Joan Amades nous permet de nous rapprocher de la plupart des coutumes des montagnes, de la campagne et de Gósol au début du XXème siècle. L’auteur lie les traditions populaires avec les anciennes cérémonies magico-religieuses dans lesquelles la danse avait un rôle primordial :
FIG 14 – 15
«L’ensemble des coutumes qui façonnent le corpus ethnographique du cycle de Mai présente quatre caractéristiques principales : l’intervention d’un élément végétal; le choix d’un individu, de n’importe quel sexe, qui a un rôle principal dans la fête; la collecte d’aliments, pratiquée par garçons et enfants, pour un repas commun et, finalement, la danse (...) La danse a une origine sacrée et était au cœur des liturgies les plus anciennes. Les coutumes du cycle de Mai semblent partager deux objectifs sous-jacents : l’un est d’adorer les divinités des forces naturelles, en particulier celles de type agraire, liées à la végétation et l’autre, lié à l’humain, est d’assurer la reproduction et la multiplication de notre espèce.
Encore aujourd’hui (1952), chez les peuples de cultures jeunes, tout ce qui est lié aux travaux des moissons est imprégné de mythes et entouré d’une longue série de rites et de cérémonies magico-religieuses pratiquées aussi par les civilisations anciennes de la Méditerranée (...) Beaucoup de leurs croyances et pratiques ont été transmises par les peuples de culture classique, d’abord par les Grecs puis par les Romains, qui les ont étendues aux peuples modernes néolatins. On trouve dans les coutumes agricoles de ces derniers d’innombrables vestiges du passé, beaucoup d’entre eux étant associés à des chansons, et liés à des jeux et à des danses qui suivent la musique, qui en constituent parfois l’axe 65.
En tenant compte de l’origine sacrée et païenne des danses, des processions, ainsi que des rites agricoles qui à Gósol célébraient la moisson, la fertilité, la fin de l’hiver ou la naissance du printemps, nous pouvons comprendre le corpus de peintures gosolanes de Picasso. Parmi ces coutumes, la fertilité et la danse sont deux thèmes centraux, tous deux présents dans les Paysannes d’Andorre.
Il est également important de rappeler que l’intérêt de Picasso pour l’art roman est né à son arrivée en Barcelone (1895) alors que la Catalogne se consacrait à la récupération de cet art considéré «art national». En 1896, l’artiste a peint un angle du cloître roman du monastère de Sant Pau del Camp, à Barcelone, et il a utilisé un de ses chapiteaux comme modèle pour le visage de l’une des Demoiselles d’Avignon en 190766, un an après son séjour à Gósol. La passion pour l’art roman avait éclaté avec force en Catalogne suite à l’exposition Art Nacional au Palau de Belles Arts, en 1902. Certains amis de Picasso (Junyer Vidal, Vidal Ventosa) avec lesquels il avait passé quelques jours à Barcelone avant de se rendre à Gósol, participaient activement à ce mouvement67.
Notes
49. Consulter à ce sujet, FREIXA, MIREIA, Las vanguardias del siglo XX. Barcelone, Ed. Gustavo Gili, 1982, pp. 433-439.
50. Richardson explique que Picasso avait hérité d’Alfred Jarry sa capacité remarquable pour créer un symbole : « (Jarry) construit un symbole, le renverse, le place à l’envers, l’inverse et le combine avec d’autres symboles dans d’autres contextes » RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 366.
51. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 340.
52. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 263.
53. Voir étude sur La danse dans BONCOMPTE, 2009, op. cit., pp. 103-143.
54. Consulter, en général, tout le livre : PÉLADAN, SÂR L’art idéaliste et mystique. (Précédé de la « Réfutation de Taine »). Paris. Ed. Sansot. 1909 (1ère éd. 1894). Pour les références à la peinture pompéienne, voir p.301.
55. Voir BONCOMPTE, 2009, op. cit., pp. 225-231.
56. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 333.
57. « Big Find of Art Treasures »: New York Times, 28 septembre 1902.
58. L’athlète et La joueuse de cithare ont été considérés comme étant les portraits les plus spectaculaires de l’Antiquité. Dans le catalogue de l’exposition, Sambon a souligné l’importance sociale des athlètes à Rome et l’intérêt du propriétaire de la ville pour les athlètes et les musiciens. SAMBON, ARTHUR, Les fresques de Boscoreale. Décrites par Arthur Sambon. Paris/Naples. C. et E. Canessa. 1903, pp. 2, 14 et 25. L’Athlète est généralement intitulé aujourd’hui Homme et femme assis côte à côte et on évoque sa possible évocation à Téthys et Achille.
59. Voir les modèles pompéiens des jeunes nus picassiens dans l’étude de Meneur de cheval nu, Garçon nu, Deux frères de face ou Deux adolescents dans BONCOMPTE, 2009, op. cit. Différentes interprétations sont avancées, non seulement dans les études de P. Daix, mais aussi dans : PHOEBE POOL « El neoclasicismo de Picasso : primer período (1905-6) » dans Estudios sobre Picasso, coordonné par Victoria Combalía. Barcelone, Ed. Gustavo Gili, 1981, p. 141 et dans GRACE GALASSI, SUSAN « Picasso courtisant sa muse. L’Antiquité » dans AA.VV. Picasso et les maîtres. Paris, Ed. Réunion des Musées Nationaux, 2008, pp.53-59.
60. Des exemples d’œuvres liées au monde pompéien et incompréhensibles sans tenir compte de leurs modèles et contenus sont, entre autres : Garçon à la pipe, La majorquine, Les bateleurs (Famille de saltimbanques) et toutes celles qui sont analysées dans BONCOMPTE, 2009, op. cit.
61. Voir les images des fresques pompéiennes reproduites dans le livre de P. Gusman, op. cit.
62. S. PÉLADAN, op. cit., pp. 318, 324, 333, parmi d’autres.
63. L’article de William Rubin de 100 pages sur le primitivisme picassien dans le catalogue de l’exposition dont il a été le commissaire au Museum of Modern Art, ne mentionne ni l’art roman ni les traditions gosolanes. AA.VV. Primitivism in 20th Century Art. Catalogue sous la direction de William Rubin, The Museum of Modern Art, New York. New York Graphic Society Books, 2 Vol., 1984, pp. 241-343.
64. Je crois que seule Dr. Mercè Vidal a traité le contexte de Gósol et de ses fêtes dans son article VIDAL, MERCÈ « Picasso i l’arcaisme mediterrà : el substrat de Gósol el 1906 » publié dans Materia. Revista d’Art. Département d’Histoire de l’Art, Université de Barcelone, pp. 105-128, Barcelone, 2005. Dans le même article, Dr. Vidal mentionne aussi l’influence de l’art roman. Richardson, citant Palau (note 45), suggère une importance excessive accordée à l’influence de l’art ibérique au détriment de l’art roman et apporte des preuves suffisantes pour reconsidérer cette question. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), p. 452.
65. AMADES, JOAN, op. cit., veut III. pp. 339, 342 et 697.
66. Voir BONCOMPTE, 2009, op. cit., pp. 567-572 et l’article « Iconografía picassiana, 1907-1907. Influencia de la pintura pompeyana » au nº 335, juin 2011, de la revue Goya (Fundación Lázaro Galdiano, Madrid).
67. RICHARDSON, JOHN, op. cit., Vol. I (1881-1906), pp. 246 et 282.