Paul Eluard, spéculer pour subvenir aux besoins de sa famille mais spéculer passionnément

Comparé à Breton, le rôle de Paul Eluard est plus difficile à caractériser. En juin 1924, Georges Levy avait très probablement visité la collection d’Eluard qui était alors à vendre mais Eluard, lui, avait alors disparu. Le poète était en effet très actif sur ce second marché dans les années 20 - et en réalité tout au long de sa vie -  en achetant et revendant constamment des œuvres modernes mais il participa à ce mouvement spéculatif de manière moins calculée, s’offrant des œuvres par passion quand ses moyens financiers le permettaient, puis s’en dessaisissant lorsqu’il avait besoin d’argent. De telles opérations lui permettaient avant tout de subvenir aux besoins de sa famille, Eluard était davantage connu pour sa nature impulsive que son pragmatisme. Bien que Eluard accompagne Breton dans ses conseils à Jacques Doucet, il n’existe pas d’évidence sur un possible rôle officiel auprès du couturier. Eluard a commencé sa collection grâce à des acquisitions aux ventes de séquestre de Kahnweiler et de son compatriote le courtier et collectionneur Wilhelm Uhde (La collection également séquestrée de Wilhelm Uhde fut vendue la première, le 31 mai 1921 à l’Hôtel Drouot, à Paris). On peut reconstituer une partie de sa collection par la vente aux enchères de sa propre collection à l’Hôtel Drouot le 4 juillet 1924.

En mars 1924, Eluard vivait une crise personnelle : le ménage à trois qu’il formait avec sa femme et Max Ernst depuis deux ans était de plus en plus complexe à assumer.  Sa femme bien-aimée Gala, se détournait de lui et s’il pouvait supporter la partager avec Max Ernst, il ne voulait pas être laissé pour compte. Il publia alors “Mourir de ne pas mourir” comme une œuvre-testament et organisa une dramatique fuite de l’autre côté du globe, dans le Pacifique, en ne prévenant personne, pas même son proche ami Breton. La seule confidente fut Gala. Il l’autorisa à vendre leur collection pour récupérer un peu d’argent. Elle sélectionna seulement les œuvres les plus facilement ‘vendables’ (soixante-trois au total). Jean-Charles Gateau, le biographe d’Eluard, révéla que leur collection, au moins en ce qui concernait les Chirico, était alors beaucoup plus importante. La copie du catalogue de la vente Eluard annoté par le commissaire-priseur Me Bellier ainsi que le procès-verbal permettent d’identifier des œuvres cubistes qui proviennent pour une large partie des ventes Uhde et Kahnweiler. Eluard était connu pour n’avoir enchéri que sur quelques œuvres, or sa propre collection inclut douze Picasso, deux Braque et quatre Gris. Parmi celles-ci le lot 51 Picasso, Le Verre (Museum Berggruen, Berlin) [Daix 689] qui fut alors acquis par les Noailles. Cette œuvre correspond exactement au lot 85 de la dernière vente Kahnweiler pour laquelle la provenance initiale Eluard n’était pas connue. La vente de juillet comprend également un papier collé et une peinture de Braque, et quatre peintures de Gris, qui ont toutes été identifiées par Douglas Cooper comme venant de la quatrième vente Kahnweiler. Les œuvres de Gris ont été vendues à des prix moins élevés que ses contemporains mais leur valeur est tout de même doublée entre les quelques mois qui séparent les ventes aux enchères de Kahnweiler et d’Eluard. 

Eluard qui était absent lors des ventes de sa propre collection rentra finalement à Paris en septembre 1924 avec Gala qui l’avait rejoint à  Saigon ou à Singapour. Leur épargne avait été affaiblie par les dépenses de voyage et ils avaient perdu une large partie de leur collection. Cependant, Eluard repris rapidement ses activités de courtier. Des lettres de Simone Breton à Denise Levy révèlent qu’Eluard a encore des De Chirico à vendre en octobre et qu’il a acheté de nombreux lots à la vente de la collection du marchand Georges Aubry qui s’est tenue à l’Hôtel Drouot le 24 et 25 novembre 1924. La semaine suivante Simone écrivait à cousine : « Dis à Georges que tout a fait très cher à la vente Aubry et qu’Eluard a acheté tout ce qu’il y avait d’intéressant sauf les Matisse » (Lettres à Denise, 30 novembre 1924, p. 217). Cette vente comprenait environ 160 œuvres impressionnistes et modernes, parmi lesquelles 44 gravures, dessins et peinture par Picasso. Georges Aubry avait assisté aux ventes Kahnweiler et si nous ne pouvons pas identifier toutes les œuvres avec certitude, certaines proviennent du stock du marchand allemand.  Le procès-verbal de la vente Aubry révèle qu’Eluard a acheté dix dessins de Picasso et la seule peinture, le lot 158: Ma Jolie, 1914 [Daix 740]. Il acquit la nature morte de Picasso pour 6500 frs alors qu’Aubry l’avait achetée 1750 frs dans la dernière vente. Toutefois, cette œuvre était connue comme ayant ensuite appartenue à Jacques Doucet. Etant donné son prix important, Eluard l’a très probablement acheté pour le compte de Doucet ou lui a revendu rapidement. 

Picasso, Portrait de Paul Eluard, dessin, 1936